LAUBIER (épouse LEBEAU) Anne - 1957 L

LAUBIER (Anne, épouse LEBEAU), née le 26 juillet 1938 à Lille (Nord), décédée à Agon (Manche) le 22 août 2016. – Promotion de 1957 L.


Annie Lebeau est décédée dans sa maison d’enfance, à Agon-Coutainville, à laquelle elle était profondément atta- chée . Elle est née à Lille dans une famille d’enseignants . Son père Jean Laubier (1921 l), agrégé de philosophie, a enseigné dans divers lycées puis en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand ; sa mère, née Suzanne Benhamou (1919 L), agrégée d’histoire, a assumé les fonctions de directrice de lycée, à Amiens puis à Lille, avant de subir une interruption de carrière de 1940 à 1945, victime des lois anti-juives de Vichy . Elle terminera sa carrière au lycée Molière à Paris . Pendant les années d’Occupation, Mme Laubier a vécu à Agon, avec ses enfants, Pierre, adopté en 1934, Lucien, né en 1936, et Anne Marie, vite appelée Annie . Revenue à Paris après les épreuves de la guerre, la famille Laubier y a mené une vie exigeante, qui faisait peu de place aux facilités du quotidien mais favorisait la réussite intellectuelle des enfants . Bachelière à seize ans, Annie entra en classe préparatoire à Fénelon pour intégrer l’ENS de jeunes filles, dite de Sèvres, en 1957 . Située 48 boulevard Jourdan à Paris, cette institution était gérée par une administration tatillonne et Annie – qui avait des accointances à Ulm – y séjournait en passante plus qu’en résidente . Lors de la préparation de l’agrégation, elle y anima de façon magistrale des séances de déchiffrement de textes latins ou grecs, qui laissaient deviner quelle remarquable enseignante elle allait devenir . Grâce à elle, les langues anciennes étaient devenues vivantes . En 1960, à peine agrégée, elle s’est mariée avec André Lebeau, normalien scientifique de la promotion 1952 s, promis à un brillant avenir . Après une année sabbatique, où elle s’est orientée vers les études grecques, elle a enseigné deux ans au lycée de Chartres . En 1961 naissait Jean-Pierre et en 1964 Pierre-Yves, les deux enfants d’Annie et André – le premier devenu médecin et le second designer .

Marie-Claire ALIÈS DUMAS (1957 L)

Annie Lebeau a été nommée assistante de grec à la Sorbonne la même année que moi (1963) ; cette circonstance fut à l’origine d’une relation professionnelle durable, jusqu’à sa retraite (1999), et d’une amitié de plus de trente ans . Elle fut nommée maître-assistante en 1967 . Elle participa largement au mouvement de Mai 1968, et, au retour de l’ordre, elle fut cantonnée pendant quelques années dans le premier cycle, tandis que pour les cours plus prestigieux il était fait appel à des intervenants extérieurs . Quand les restrictions budgétaires obligèrent à proposer en interne un TD dans une spécialité difficile, le thème grec, Annie se porta volontaire : elle fut bien la seule ! C’est ainsi que commença en 1975 cet enseignement, prisé de tous les étudiants, en particulier ceux de la rue d’Ulm, où elle s’illustra pendant près de vingt-cinq ans, infatigablement (elle avait parfois à corriger près de quatre-vingts copies) . J’emprunte à Marie-Anne Sabiani (1991 L) sa description de ce fameux cours : « Je n’ai jamais connu l’amphi Champollion que bondé quand elle y officiait . Je me souviens d’elle, arpentant l’estrade, craie en main, très droite, se tournant avec aisance de côté et d’autre pour s’adresser à chacun, pivotant pour noter au tableau l’expression qu’elle venait de citer . Dans cette matière austère qu’est le thème grec, elle faisait des cours vivants, drôles, passionnés et passionnants . » . Après sa retraite, elle publia l’essentiel de cet enseignement dans Le Thème grec du DEUG à l’agrégation (2000), bible de tous les candidats aux agrégations de lettres classiques et de gram- maire . Le plus admirable dans cet excellent manuel, c’est la magnifique simplicité du style qu’elle a su donner à ses traductions en grec ancien : on les jurerait écrites par un Athénien !

Annie Lebeau était avant tout une enseignante . Elle consacra à la recherche la part indispensable, mais ne termina jamais la thèse d’État (l’habilitation actuelle) qu’elle avait entreprise sur Les idées religieuses d’Euripide sous la direction de Fernand Robert . C’est seulement à la retraite que déchargée de ses lourdes tâches elle publia une série d’articles érudits, où sa connaissance intime de tout le théâtre grec lui permit de dominer de haut les sujets traités . De la même manière, elle ne s’impliqua pas dans l’administration, pour laquelle elle avait peu d’attirance . Certes, elle assuma avec dévouement les tâches nécessaires, fut membre des différents conseils, accepta cent fois sans rechigner dans les réunions la tâche peu sollicitée de secrétaire (elle possé- dait un don admirable pour mettre en valeur dans les comptes rendus l’essentiel des débats) . En particulier, lors de la création des UFR, elle prit une part active à la rédaction des statuts de l’UFR de grec . Elle siégea quelques années au CCU, élue sur la liste du SNESup (1976) . Mais elle s’en tint là, et, pour ne donner qu’un exemple, quand on lui proposa avec insistance en 1984 le poste de vice-présidente du CAPES, où elle siégeait, elle le refusa sans circonlocutions .

Elle enseigna à l’ENS de Saint-Cloud-Fontenay, où elle eut l’honneur de rempla- cer en thème grec Maurice Lacroix (1912 l), l’auteur du dictionnaire . Elle garda une grande fidélité au collège Sévigné, où ses fils avaient effectué une partie de leur scola- rité . Elle y assuma pendant trente-trois ans la préparation d’un auteur d’oral . Atteinte par la maladie, elle tint à achever son cours, trois mois avant sa disparition et malgré ses souffrances (c’était sur l’Alceste d’Euripide – quand on connaît le sujet de cette tragédie, on ne peut qu’en être ému) . Elle participa activement aux stages d’initiation au grec que j’organisais pour les professeurs de l’enseignement secondaire . C’était à elle que je donnais toujours la parole en dernier, tant j’étais sûr que sa brillante conférence assurerait à tout coup le recrutement des auditeurs de l’année suivante !

Michel Gouet évoque avec bonheur ci-dessous les qualités dont elle faisait preuve au jury de l’agrégation ; elle montra les mêmes dans les autres concours – et ils sont nombreux, car les présidents de jurys se disputaient sa présence, en s’efforçant de la garder au-delà de la limite usuelle des quatre années : agrégations externe de Lettres classiques pendant neuf ans, Capes pendant sept, agrégation interne, concours d’en- trée à l’ENS de Fontenay, sans compter le concours des IPES et celui de l’École nationale du patrimoine, où nous fûmes deux en 1998 à interroger lors d’un oral l’unique candidate helléniste...

L’impression de facilité que donnaient ses interventions orales reposait sur un travail assidu . D’avoir composé avec elle un Cours de grec ancien à l’usage des grands débutants (1970) me permet d’apporter quelques précisions . Lors de sa préparation, nous nous partageâmes tous les auteurs de l’époque classique, pour y rechercher les textes qui nous permettraient d’établir une progression . Annie, qui savait, elle, taper à la machine, accepta, en sus du partage égal des travaux intellectuels, cette tâche supplémentaire . Pour la seconde édition, elle fournit encore davantage . Le travail se fit à son domicile et profita de sa chaleureuse hospitalité, et il arriva parfois, les jours où les auteurs avaient pris du retard, à André, à l’époque directeur des programmes du Centre d’études spatiales, de jouer le rôle de cuisinier... J’indique en passant que c’est elle qui lui suggéra le nom de la fusée française Ariane . – Elle publia d’autres ouvrages : d’abord, en collaboration avec Paul Demont (1969 l), l’excellente Introduction au théâtre grec antique (1996), puis, dans la collection Classiques de poche, la réédition de traductions anciennes, en les accompagnant d’une riche introduction : celle de Willems pour Lysistrata (1996) et La Paix (2002) d’Aristophane ; celle de Debidour dans un volume qui réunit, dans une comparaison éclairante, les images que les trois grands Tragiques présentent d’Électre (2005) . Elle avait auparavant, en collaboration avec Paul Demont, réuni dans un beau volume de la Pochothèque, Les Tragiques grecs, la totalité de leurs œuvres (1999) . Sa traduction de l’Électre d’Euripide doit paraître en 2018 dans la collection Commentario .

Jean MÉTAYER (1955 l)

Jusqu’en 2013 Annie a vécu avec André, leurs enfants et petits-enfants, une vie pleine et harmonieuse . Le couple partageait son temps entre le travail intellectuel le matin et les promenades culturelles l’après-midi . Annie préparait ses cours, André publiait des ouvrages de réflexion scientifique . Le 25 février 2013, il mourait subi- tement d’une maladie fulgurante . Malgré tout son courage pour faire face, Annie ne s’est pas remise de cette séparation . Le 25 février 2016, elle écrit dans son carnet : « Pourquoi faut-il qu’un triste anniversaire soit ressenti comme un renforcement de la douleur, alors que la douleur est toujours là, qu’elle n’a même pas à être « réveillée » et ne saurait ni être oubliée ni être apaisée ? » Dès 2014, elle a souffert de ce qu’elle appelait une « sciatique » . En 2015, soumise à des chimiothérapies intensives, elle décide de tenir un « Carnet » – parole adressée aux médecins mais surtout dernier appui à usage personnel pour ne pas abandonner la lutte : elle y consigne, de manière de plus en plus espacée, du 3 octobre 2015 au 19 juin 2016, les étapes de ce combat dont l’issue ne lui échappe pas . En voici les derniers mots : « Il faut absolument que je me ressaisisse et reprenne quelques activités simplement physiques . C’est plus facile à écrire... »

Marie-Claire ALIÈS DUMAS (1957 L)

En hypokhâgne, Annie en imposait déjà par son physique et son verbe . Quand elle gagnait sa place en traversant notre classe, elle fendait l’air, marmoréenne et sculpturale, une Victoire de Samothrace à la sacoche pleine, le rire et la répartie prêts à jaillir avec cette alacrité qui l’accompagnera jusqu’aux dernières pages de son « élégant carnet » .

Consciente de sa valeur qu’un solide sens de l’humour préservait de toute outrecui- dance, elle avait noté au dos d’une photo de classe où elle ne figurait pas : « Comment apposer ma signature à cette photo, œuvre muette et méprisable, car je n’y suis pas ? » Une intelligence supérieure, un esprit clair et un talent inégalé pour la prise de notes de sa belle écriture régulière, joints à cette générosité si rare dans les classes de concours où triomphe souvent le « chacun pour soi », lui assuraient un cénacle fidèle dont elle écartait sans état d’âme celles qu’elle ne souhaitait pas y admettre . On pouvait compter sur elle, mais il fallait aussi compter avec elle . La provocation ne lui était pas étrangère et l’insolence avec laquelle elle cacheta un jour les enveloppes de son courrier personnel sous les yeux stupéfaits d’une enseignante jugée « non grata » suscita une égale stupéfaction admirative chez les témoins de la scène . Elle aimait le défi, mais au seuil des ultimes épreuves elle saura cesser de « faire la maligne », selon sa propre expression, pour lutter corps à corps avec l’ennemi courageusement, digne- ment, à l’image de ses vieux Grecs .

Annette CARTAN BOUJU et Isabelle HOUILLON LANDY

À mon arrivée, toute jeune MCF, à la Sorbonne, je ne connaissais pas Annie . Ou plutôt si, je croyais la connaître grâce au fameux « Métayer-Lebeau » qui a décidé de ma vocation d’helléniste . C’est dire si j’étais intimidée quand je l’ai rencontrée . Plus intimidée encore lorsque j’ai su que certains de mes cours doublaient les siens et que je rivalisais ainsi avec celle qui était une des enseignantes les plus réputées de notre UFR . J’étais aussi impressionnée et je le suis restée, même quand, de collègues, nous sommes devenues amies : être à la hauteur d’Annie, qui rendait passionnants les textes grecs qu’elle connaissait si bien, notamment son Euripide, avec une simplicité, une modestie et une grâce qui ont conquis des générations d’étudiants, Annie si culti- vée, ouverte aux autres, à l’écoute, fière de sa vocation d’enseignante, c’était un défi qui nous rendait, nous tous qui avons eu le privilège d’être ses collègues (après avoir été, pour beaucoup, ses élèves), indéniablement meilleurs . C’est aussi un lien fort qui nous unit toujours grâce à elle, nous, Nadine, Caroline, Jean-Luc, Estelle, Christine, Dominique, Marie-Pierre et tant d’autres...

Marie-Pierre NOËL (1983 L)

Ce qui frappait le plus chez Annie, entre autres qualités de clarté, de capacité et de rapidité de travail, c’était l’esprit d’exactitude et d’acribie que la familiarité de ses chers auteurs grecs avait dû contribuer à aiguiser, après l’avoir, peut-être même, éveillé . Ses rapports annuels sur l’épreuve de thème en offraient un beau témoignage, précieux pour les futurs candidats . Sobrement rédigés, ils mettaient en lumière la nécessité d’être juste en tout, à chaque étape de l’exercice, en premier lieu celle de la compréhension du texte français . De ce point de vue, le thème agit comme un révé- lateur et Annie le démontrait magistralement en entrant elle-même dans le jeu des correspondances . Sa parfaite connaissance des ressources du grec s’accordait avec son intelligence aiguë des textes du xviie, ses préférés .

À l’oral, pendant les longues séances rendues parfois pénibles par la chaleur, la fatigue, la tension due à l’enjeu, la présence d’Annie était une promesse de bonheur pour les membres du jury, et, pour les candidats, l’assurance d’être pleinement écou- tés avec l’attention d’une discrète, mais sincère sympathie . Appuyées sur des notes manuscrites clairement organisées, ses reprises d’explications ou de leçons, dans le huis clos de la délibération, étaient pénétrantes, lumineuses . Annie, tout en restant intransigeante sur l’exactitude et la pertinence des références, sur la conduite d’un exposé, savait aussi reconnaître l’originalité d’une mise en perspective, l’intérêt d’un mode particulier d’analyse . Elle gardait en elle, comme une vertu de jeunesse, une curiosité toujours aux aguets du meilleur de la pensée .

Ces qualités étaient indissociables d’une personnalité d’exception . Annie avait la droiture de celles et ceux qui ne font pas défaut quand les vents deviennent contraires . Indifférente aux grandeurs d’établissement, elle savait faire entendre sa voix si l’insti- tution lui paraissait s’écarter de sa conception du service public . D’une vraie fidélité dans l’amitié, lorsque les circonstances de la vie faisaient que les chemins divergeaient, parfois pendant longtemps, Annie était heureuse de renouer gaiement, comme aux premiers jours, le fil du dialogue et du partage . Que celui-ci soit à jamais rompu laisse un sentiment d’infinie tristesse .

Michel GOUET, inspecteur général honoraire