ÉTIENNE Robert - 1942 l

ÉTIENNE (Robert), né le 18 janvier 1921 à Mérignac (Gironde), décédé le 4 janvier 2009 à Bordeaux. – Promotion de 1942 l.


Par un début d’après-midi de l’automne 1984, j’attends avec anxiété de rencontrer Robert Étienne, avec lequel Charles Piétri (1952 l) a arrangé un rendez-vous qui va changer ma vie de chercheur et d’enseignant . Le lieu est peu bucolique : devant les casiers des membres au Palais Farnèse, dont il avait lui-même été membre de 1947 à 1949 . Qui sera vraiment, sorti de l’écrit, l’homme que j’attends et dont je ne connais que les livres et articles ? C’est avant tout l’auteur de La Vie quotidienne à Pompéi que j’ai alors en tête... Un ouvrage qui ouvrait à toute la complexité du

champ historique de l’Antiquité, mené par la plume alerte de son auteur . À l’heure convenue, pas une minute de plus, pas une minute de moins, arrive Robert Étienne . À l’élégance de la ponctualité s’ajoute celle du costume, avec laquelle il ne transi- geait jamais . Il se plaisait à l’occasion à évoquer certain costume de soie grège de la Nouvelle-Orléans associé à un épisode de sa vie . Je note immédiatement ce que je devais apprendre à reconnaître comme deux signes distinctifs chez lui : la moustache d’un autre temps et le nœud papillon . L’élégance n’est pas seulement celle de l’habit . Elle est aussi celle du geste et de la posture . Robert Étienne est debout devant moi, dans ce mélange de rigidité et de souplesse posturale qui est à elle seule la marque d’une éducation, à l’image de la façon dont il pratiquait le baise-main, avec une élégance du geste simplement naturelle . Le visage est fermé . Il me dévisage, de haut en bas, puis de bas en haut . Je n’en mène pas large . Le même visage soudain s’illu- mine d’un sourire, heureux du bon coup qu’il vient de me faire, une poignée de mains ferme l’accompagne, et avec un sourire encore plus marqué, Robert Étienne me dit « vous faites l’affaire ! », tout en esquissant simplement un clin d’œil ; l’en- semble du buste s’incline de façon presqu’imperceptible et, d’un geste vif, l’homme retourne à ses affaires... Et de me laisser là à mes questions : qu’allait-il réellement faire ? C’était mal le connaître . Il venait de révéler plusieurs traits marquants de l’homme qu’il fut . L’artiste comédien sans lequel sa figure eût été bien terne, et qui prenait un plaisir à ces instants de spectacle . Nous eûmes l’occasion d’en partager plus d’un . L’homme de préparation ensuite... Tout était déjà préparé, instruit, décidé . L’homme de parole enfin . Un homme d’honneur . Le propre du rejeton d’une institutrice de la IIIe République et d’un militaire de carrière, double ascendance dont il tirait une certaine fierté .

Telle fut ma première rencontre avec Robert Étienne . Le parcours qui devait me conduire à Bordeaux ne fut pas le fleuve tranquille qu’il avait imaginé . Il déploya des trésors d’ingéniosité et mit en œuvre ces jeux de chaises musicales dont il avait le secret pour rendre possible l’impossible . C’est ainsi que j’appris en allant prendre mon service au lycée Maurice Genevoix que j’avais déposé (à mon insu) un dossier de demande de délégation à l’université de Bordeaux III et que ma demande avait été acceptée à effet du 1er octobre... Certains parmi les hommes ont une certaine aptitude à créer des problèmes . Robert Étienne avait, à l’égal d’un sorcier, l’art de trouver des solutions .

Sept ans à l’université de Bordeaux m’ont permis de découvrir mieux l’homme avec qui je fus lié d’une profonde affection . La figure de Robert Étienne dont le buste accueille aujourd’hui qui pénètre dans la Maison de l’archéologie est là pour nous rappeler que la figure de Robert Étienne est indissociable de Bordeaux et de son université . Né à Mérignac, par les hasards de la vie d’une famille de fonctionnaires, il y passa l’essentiel d’une vie qui se confond largement avec celle de l’université de Bordeaux, sous ses divers noms . Il y fut assistant d’histoire dès son retour de l’École de Rome, en 1949, avant d’y occuper la chaire d’histoire romaine de 1961 jusqu’à son éméritat, en 1988 .

À l’instar d’un maître, Robert Étienne m’offrit le plus beau des cadeaux, en forme d’héritage : la formation intime que les anciens maîtres offraient à l’apprenti pour faire de lui un compagnon avant de le lancer sur les voies de son tour de France . Il m’a ainsi permis, à défaut d’égaler le maître, d’apprécier l’ars qui était la sienne . Robert Étienne m’a d’abord appris le métier d’historien et sa rigueur méthodo- logique . L’ancien élève de Jérôme Carcopino (1901 l), celui à qui le maître avait choisi de léguer sa toge excellait dans la maîtrise de toutes les sciences, alors quali- fiées d’ « auxiliaires » de l’histoire . Agrégé d’histoire en 1946, docteur ès-lettres en 1958, il avait consacré sa thèse au culte impérial dans la péninsule ibérique, posant d’emblée trois jalons de son identité scientifique : épigraphie, archéologie, péninsule ibérique . Appartenant à une génération qui n’avait pas encore succombé au divorce tragique de l’archéologie et de l’histoire, vivant sa maturité scientifique dans le tour- billon intellectuel des Trente glorieuses, il sut résister à la facilité des interprétations toutes faites proposées par les idéologies ambiantes . Il n’en surfa pas moins avec l’agilité intellectuelle, la rigueur méthodique et la capacité d’organisation collective qu’on lui connaissait sur le renouveau des thématiques et des méthodes . Il fut ainsi l’un des porteurs de l’histoire économique, non pour en écrire les grandes théories, mais pour en reconstituer minutieusement les traces et leur impact sur la vie des personnes et des groupes .

Arriver à Bordeaux fut pour moi l’occasion de pénétrer dans le Saint des Saints, la petite merveille qu’il avait créée pour le chercheur en sciences de l’Antiquité : le Centre Pierre Paris (1879 l), un centre de recherche niché non à côté, mais bien au cœur d’une bibliothèque . Un monde à part : « le 5e étage », sur lequel il régnait en maître, et où il avait su réunir celles et ceux que les tendances suicidaires de l’académisme tendaient (et persistent, hélas) à séparer : littéraires, historiens, archéo- logues... Autant d’alvéoles thématiques, dont l’organisation trahissait le souvenir de la rue d’Ulm où il avait été admis en 1942 et du Farnèse, que de bureaux de chercheurs associés à l’alvéole la plus proche de leur thème . Aucun espace clos dans cet univers : des chercheurs ouverts aux autres chercheurs, qu’ils fussent en herbe, confirmés, à maturité ou au crépuscule de leur vie . Cette marguerite scientifique, aujourd’hui pérennisée dans la forme architecturale de la bibliothèque d’Ausonius, était une pépinière de projets permanente . Une autre leçon .

J’ai vu Robert Étienne opérer avec un mélange d’autorité et de doigté les missions de direction auxquelles j’ignorais alors que je consacrerais vingt-cinq ans de ma vie . Que de leçons, là encore ! La première, qui n’est pas donnée à tous dans le petit monde de l’Université, est d’avoir su initier des projets jusqu’à la fin de son mandat, de façon à maintenir la structure collective à la pointe des évolutions, et dans la mesure du possible en avance par rapport à elles, et d’avoir su organiser sa succession, non pour installer une marionnette aux ordres, mais pour choisir celui qui serait capable d’assurer la plénitude d’une succession durable, fût-ce au prix de son retrait personnel . Ce n’était là que la conclusion d’années de conduite des desti- nées du Centre Pierre Paris, en passe de devenir l’Institut Ausonius et de donner naissance à la Maison de l’archéologie . L’exercice demandait un certain doigté . Le petit monde du 5e étage n’avait en effet rien d’irénique . C’était un mélange instable à grand pouvoir détonnant . Robert Étienne excellait dans l’art de le déminer . L’un des outils de la trousse du démineur était de faire en sorte que tous les flux s’écou- lassent et que nul ne pût se sentir lésé . Le ciment de ce mélange instable était la convivialité de table qu’il avait instaurée . Le centre se retrouvait deux fois par mois autour d’une des tables dont Bordeaux et Robert Étienne (dit affectueuse- ment « Stefano » hors micro) avaient le secret . Autour de cette table, qui n’était pas ronde, s’estompaient les conflits, se reconstruisaient les liens, s’échangeaient les idées, s’échafaudaient les projets...

Car Robert Étienne n’était pas seulement un chercheur et un administrateur de premier ordre . C’était un homme de chair et d’émotion, grand amateur des charmes et plaisirs de la vie, au premier rang desquels figuraient ceux de la table et de la bouche . Sa cave en particulier recelait autant de trésors que son goût affûté et un réseau étendu de producteurs de premier ordre (parmi lesquels un certain nombre d’anciens étudiants) lui avaient permis de découvrir et de conserver pour les partager au moment opportun avec ceux qu’il avait choisis pour cela . Sa table, à laquelle son épouse Renée ménageait sans réserve un accueil ouvert et bienveillant, méritait assurément un détour . Il ne dédaignait pas pour autant les découvertes culinaires et prenait le risque d’honorer des invitations à d’autres tables, toujours curieux de saveurs nouvelles et attaché à la chaleur qui s’attache à de telles convivialités .

Que dire du feu d’artifice de la réception à laquelle il invita ses amis à l’occasion de la remise de son épée d’Académicien, à la suite de son élection à l’Académie des inscriptions et belles lettres le 18 juin 1999 . C’est naturellement à Bordeaux, au Grand Théâtre, que fut célébré l’évènement . Et quelle célébration ! Ce camp du drap d’or où se mêlaient à profusion les mets et les vins les plus raffinés exprimait mieux que bien des discours le goût des bonnes choses, la générosité et l’amour de la démesure et de la théâtralité qui faisaient tout le sel de Robert Étienne . Il était une figure qui marquait à jamais, que l’on aimait ou que l’on détestait, que l’on jalousait souvent, mais qui jamais ne laissait indifférent, un homme qui n’hésitait pas à bousculer les limites établies par l’habitude, ou par la paresse, ce qui est l’une des définitions d’un homme libre, un être si naturellement imprégné des règles du savoir-vivre qu’il savait aussi quand et comment les enfreindre à dessein . Un grand seigneur assurément, mais jamais méchant homme .

Évoquer le souvenir de Robert Étienne, c’est aussi évoquer celui d’une voix aux mille timbres : la voix fluide et charmeuse, capable d’élans et d’enthousiasmes rhétoriques, de l’enseignant au pupitre, une voix que parfois étranglait un sanglot d’émotion sous un œil humide où pointait l’esquisse d’une larme à l’évocation d’un cher disparu ; une voix capable de monter très haut dans le registre des aigus face à la surprise et à l’indignation, voix de stentor tout entière dans les graves, signe d’un émerveillement profond à la découverte inattendue d’une saveur qui avait su ravir son palais . Autant d’expressions d’une personnalité aussi complexe que riche en couleurs .

Lors de notre dernière rencontre, sous la coupole de l’Institut, comme je venais de lui annoncer mon recrutement à l’Institut universitaire de France en qualité de membre senior, il me fit avec un immense sourire : « quel beau coup de mafieux ! », sensible au compliment, je lui répondis : « j’ai été, avec vous monsieur Étienne, à bonne école ! » Il s’ensuivit un autre sourire, puis une chaleureuse accolade . J’ignorais que nous ne nous reverrions plus . Parvenu à mon tour au crépuscule de ma vie, il me reste à écrire les mots si simples que je ne lui ai pas dits de son vivant : « merci, pour tout, monsieur Étienne ! » et d’y ajouter ceux-ci : « Pardon d’avoir tant tardé à dédier ces lignes à votre mémoire : c’est dire si les écrire a été un exercice douloureux . La pietas, qui vous était si familière, était à ce prix . »

Pascal ARNAUD (1978 l)