CÈBE Jean-Pierre - 1949 l
CÈBE (Jean-Pierre), né à Hanoï (Indochine) le 13 mars 1930, décédé le 11 juin 2016 à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). – Promotion de 1949 l.
Notre collègue et ami Jean-Pierre Cèbe est mort, emporté en quelques jours par un mal inopiné . Il était resté alerte et étonnamment actif jusqu’aux derniers jours . Son dynamisme et sa persistance à rester égal à lui-même nous étonnaient . Nous connaissions les grandes lignes de sa vie et de sa carrière . Mais Françoise, son épouse, et ses quatre enfants nous ont transmis le détail de sa biographie que nous ne saurions modifier et nous attribuer, sans manquer aux exigences de la vérité, de l’amitié et même de l’affection : « Jean-Pierre Cèbe est né à Hanoï, alors en Indochine, en 1930 . C’est dans ce pays qu’il passa ses seize premières années . C’est là aussi, au lycée français Albert-Sarraut, qu’il apprit le latin et le grec et développa un goût prononcé pour l’étude des langues qui ne le quitta plus . Il disait souvent que ce goût lui venait de ses professeurs pour lesquels il garda toute sa vie une profonde admiration . Son professeur de lettres, Pham Duy Khiem (1931 l), normalien et agrégé de grammaire, lui avait fait apprendre la grammaire latine Crouzet par cœur, en classe de quatrième .
En 1946, son baccalauréat en poche, il fut admis en hypokhâgne au lycée de Montpellier où, si l’arrachement à son pays natal ne fut pas facile, il noua avec ses camarades de promotion des amitiés qui lui rendirent la vie plus douce . Il disait souvent qu’André Miquel (1950 l) et sa famille lui avaient été d’un grand secours : loin des siens, il retrouvait chez eux l’ambiance familiale qui lui manquait .
Après sa seconde année de khâgne, suivie au lycée Louis-le-Grand, il intégra l’École normale supérieure en 1949 . Trois ans plus tard, il fut reçu premier à l’agrégation de grammaire . Il fut alors nommé au lycée de Tours puis à celui de Poitiers . Il n’exerça auprès de collégiens que six mois, mais il conserva un souvenir très heureux de cette expérience et regretta même parfois qu’elle n’eût pas duré plus longtemps .
En 1954, il quitta son pays d’adoption puisqu’il fut nommé à l’École française de Rome où il passa deux années : la première, seul, la seconde, accompagné de sa femme, Françoise Poinso, qu’il épousa en 1955 .
De retour en France, il fut nommé maître-assistant puis chargé d’enseignement à la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand . Si le frimas auver- gnat le fit au départ beaucoup souffrir, il se réchauffa vite auprès de ses collègues, Georges Vallet (1943 l), André Fel, Michel Serres (1952 l), Jules Vuillemin (1939 l) et bien d’autres encore avec lesquels il discutait des heures et passait des soirées si drôles que, cinquante ans après, il les racontait encore . C’est à cette période que naquirent ses trois premiers enfants, Gilles, Christine et Sylvie .
Huit ans plus tard, nommé chargé d’enseignement à la faculté des lettres d’Aix-en- Provence, il quitta l’Auvergne pour s’installer en Provence . Quelque temps après, à ses fonctions d’enseignant-chercheur, s’en ajouta une nouvelle : celle de conservateur du musée Borély, à cette époque musée archéologique de Marseille . Il y passa trois ans et y accueillit son quatrième enfant, Rémi .
En 1966, il devint docteur ès lettres après la soutenance de sa thèse principale, inti- tulée La caricature et la parodie dans le monde romain antique des origines à Juvénal et de sa thèse complémentaire, titrée Peintures romaines en Tunisie . Il fut ensuite maître de conférences puis professeur titulaire à l’université de Provence (ainsi dénommée après la réforme opérée en 1968), où il exerça les fonctions d’enseignant-chercheur jusqu’à sa retraite qu’il prit, comme il s’y était toujours engagé, en 1990, à l’âge de soixante ans pour, disait-il, faire leur place aux jeunes collègues .
Il aimait l’étude, la recherche et l’enseignement . Aussi fut-il passionné par son acti- vité de recherche touchant cet auteur latin qui fut son ami le plus fidèle pendant près de quarante ans : Varron . Il pensait à lui nuit et jour et il n’était pas rare de l’entendre s’écrier au beau milieu d’un repas familial « ah, bazar, j’ai trouvé ! » – tel était son « eurêka » –, quand il comprenait soudain que le mot attesté dans le fragment en chantier devait être corrigé en un autre pour que le texte prenne son juste sens .
Il garda de cette longue expérience un excellent souvenir, mais ce dont il parlait avec le plus d’émotion touchait sans conteste le plaisir immense qu’il avait eu à ensei- gner à de jeunes adultes en devenir . Une fois à la retraite, il fut le précepteur privé de nombreux petits-enfants, neveux et nièces, cousins et cousines et il put s’enorgueillir de n’avoir jamais vu l’un de ses petits élèves obtenir moins de 14 à l’oral de français au baccalauréat .
Il avait néanmoins beaucoup d’autres passions : le tennis, la peinture, le bricolage . Sa retraite ne fut pas sans occupation : il regarda avec tendresse et admiration grandir ses onze petits-enfants et cinq arrière-petits-enfants .
Il est mort le 11 juin 2016, à l’âge de quatre-vingt-six ans, et repose à Flaux, petit village de l’Uzège dans lequel il passait toutes ses vacances . »
Tout au long des années où nous avons été collègues à Aix-en-Provence, entre 1966 et 1990, Jean-Pierre n’a jamais manqué de faire notre admiration . Sa thèse principale : La caricature et la parodie dans le monde romain antique des origines à Juvénal, Paris-Rome, BEFAR, publiée en 1966, a été un ouvrage de référence sur les formes du comique romain, tant théâtral que satirique . Les agrégatifs normaliens de 1968 se souviennent l’avoir soigneusement dépouillée et utilisée, sous la houlette de Pierre Pouthier (1948 l), pour mieux comprendre et interpréter le texte de Plaute au programme .
Pendant 26 ans (de 1964 à 1990), il a offert aux étudiants de licence, de maîtrise et d’agrégation, un enseignement remarquable de littérature latine, sur les textes clas- siques, quels qu’ils fussent, mais aussi d’histoire ancienne, cours qu’il avait instauré spécifiquement parce qu’il s’était aperçu que les étudiants de lettres ignoraient naïvement les variations de la diachronie, que l’on ne peut négliger si l’on s’avise d’interpréter les textes . Il leur imposait même une épreuve orale d’histoire assortie de questions sur la chronologie . Nous le taquinions sur son obstination à vouloir leur faire admettre l’importance de la prise de Tarente en 272 av . J .C . ! Mais ce que les étudiants admiraient particulièrement et dont ils nous entretenaient, c’étaient ses cours de thème, remarquables de précision et d’efficacité . Ils avaient le sentiment de comprendre enfin les règles de l’exercice . Il fut pour nous un modèle et un conseiller toujours disponible et amical .
Il a aussi dirigé un grand nombre de diplômes, puis de maîtrises et de thèses de troisième cycle ou d’État sur la littérature et la culture latine (celles notamment d’André Daviault, qui fut professeur de latin à l’université Laval au Québec, et de Claude Pansiéri qui fut notre collègue à Aix ; il fut aussi le rapporteur en son temps de la thèse de notre collègue et ami Paul Veyne (1951 l) sur l’évergétisme . Nous ne saurions les dénombrer précisément tous . Ses séminaires qui, dès le moment où il s’est lancé dans l’édition commentée des Satires ménippées de Varron, lui ont servi, avant publication, de banc d’essai ou de pierre de touche pour ses interprétations, étaient suivis avec assiduité et même fidélité . Avec une régularité de métronome, il a publié successivement chaque année ou, au pire, tous les deux ans (de1972 à 1999), les treize volumes de « son » Varron, monument d’érudition et de critique, un temps inspiré par la méthode de Gilbert Durand . Il serait trop long d’énumérer ici l’ensemble de ses études, articles et comptes-rendus, sur toutes sortes de sujets littéraires latins (la comédie, Catulle, Ovide, Pétrone, et, bien sûr, Varron, etc .) .
En 1982, il était retourné dans cet Extrême-Orient dont il avait gardé la nostalgie, non pas dans son Vietnam natal, mais en Chine, à l’université de Wuhan pour donner trois conférences .
Dans l’université quelque peu troublée des années 1968-1990, il n’a pas manqué de prendre sa part des besognes administratives, pas toujours et même rarement grati- fiantes . Il a assuré dans les tourmentes la tâche ingrate de directeur de département, présidé nos commissions d’enseignement et de spécialistes, avec un calme que nous lui enviions . Il encaissait les avanies avec une placidité admirable de sage oriental . Il a longtemps et jusqu’au bout siégé assidûment dans les conseils d’administration et scientifiques de l’université de Provence .
Françoise et lui accueillaient toujours chaleureusement chez eux les jeunes collègues, nouveaux arrivants .
Humainement, il était d’une modestie constante . Nous n’en donnerons qu’un seul exemple, anecdotique . Bon joueur de tennis et même compétiteur, il participait aux tournois locaux . Les enfants de collègues qui assistaient aux matches l’avaient surnommé « l’inspecteur Colombo », non pas qu’il fût débraillé, au contraire, mais il arrivait sur les courts à vélo, enveloppé dans son imperméable et l’emportait sur les snobs qui arrivaient, eux, en Ferrari ou quelque autre voiture tapageuse .
Au long de sa paisible retraite, nous l’avons trop peu revu et le regrettons . Nous nous souvenons pourtant être allés voir ses peintures exposées au club de tennis de Venelles : c’étaient des toiles de couleurs vives comme en ont souvent les peintures vietnamiennes et, pour certaines, d’une force, voire d’une violence étonnantes, pour un homme d’une telle impassibilité .
Sa mort si peu attendue, tant il avait su conserver sa vigueur, nous a consternés . Nous gardons de lui un souvenir amical et, pour les siens, toute notre affection .
Didier PRALON (1965 l) et Dolorès Julia PRALON (1955 L)