BROCHEUX Marianne (épouse LAPEYRE de CABANES) - 1980 L

BROCHEUX (Marianne), épouse LAPEYRE de CABANES, née le 21 juillet 1960 à Paris, décédée le 11 avril 2018 à Compiègne (Oise). – Promotion de 1980 L.


Son père, Pierre Brocheux, de mère vietnamienne et de père français, est maître de conférences honoraire d’histoire à Paris 7, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, dont il est encore aujourd’hui un historien reconnu et actif. Sa mère, qui fut documentaliste au Centre Japon du CNRS, est décédée en 2016. L’exemple de son père (certainement très admiré de Marianne) a compté dans l’éveil très précoce de sa curiosité intellectuelle et de son goût pour les recherches person- nelles (elle a souvent évoqué les exposés fleuves, fruits d’un

travail minutieux, dont dès la classe de sixième elle abreuvait ses camarades sur des sujets d’histoire, de littérature, ou de mythologie). Le bref engagement politique de ses parents au PCF (notamment par opposition à la réalité coloniale), bien qu’il ait été très étranger à Marianne (qui se méfiait beaucoup des partis, ce qui l’avait conduit, lycéenne, à fonder un mouvement... anarchiste, qu’elle a dissous presque aussitôt après l’avoir créé) a dû aussi jouer un rôle dans l’intérêt central qu’elle a toujours accordé à la philosophie morale et politique.

Entrée en 1980 à l’ENSJF après deux années de classes préparatoires au lycée Henri-IV, elle fréquentait davantage la rue d’Ulm – où nous nous sommes connus – que le boulevard Jourdan. Elle a été reçue 4e à l’agrégation de philosophie en 1984. Après quelques années au lycée Gay-Lussac de Chauny (Aisne), où je l’ai rejointe juste après notre mariage (en 1988), Marianne a éprouvé tout particulièrement le bonheur d’enseigner dans les classes de terminales littéraires, puis à partir de 1992, dès leur fondation, dans les hypokhâgnes et khâgnes du lycée Pierre d’Ailly de Compiègne (où nous nous étions installés dès septembre 1988). Elle préparait ses cours avec beaucoup de soin, noircissant chaque année des cahiers entiers de notes très détail- lées. Elle a trouvé, et a évidemment contribué à créer, dans ses classes du lycée Pierre d’Ailly – où elle eut durant une quinzaine d’années pour collègue Marc Schmitter (1967 l, notice page 209), décédé quelques jours après elle – une atmosphère de respect mutuel avec les élèves, de bonheur partagé au travail, et de « proximité ». Dans un texte de trois pages écrit ces dernières années à propos d’un film sur Abraham Lincoln (de Steven Spielberg), consigné dans un de ses jolis cahiers d’une écriture serrée, régulière, élégante, et sans aucune rature, Marianne a fait un éloge rigoureux de la « proximité » que le personnage de Lincoln, dans le film, manifeste à tous : sa proximité avec les « petits » comme avec ses collaborateurs ou ses proches repose sur un sentiment profond de « l’égalité », qui la rend « vivante et effective ». Vis-à-vis de chacun « l’attention » de Lincoln, écrit-elle, « constitue un encouragement à être tout d’abord soi-même parce qu’au fond elle supprime la peur d’être soi-même et oblige à n’accomplir que le meilleur de soi » ; elle est immédiate « bienveillance ». C’est notamment cette proximité qu’elle a aimé entretenir avec ses élèves, et c’est précisé- ment le mot « bienveillance » qui revient le plus souvent dans les remerciements que lui ont adressés, année après année, les hypokhâgneux et khâgneux de Pierre d’Ailly, jusque dans ceux qu’un de ses anciens élèves, plusieurs années après son passage en prépa, inscrivait en tête de son mémoire de master : « Je désire exprimer ma grati- tude et mon profond respect à mon professeur de philosophie, Marianne Lapeyre de Cabanes, dont l’altruisme, la patience, et la bienveillance constituent un modèle. » (Benjamin Godard). Ces nombreux témoignages, auxquels s’ajoutent ceux, particu- lièrement émouvants, recueillis par des collègues pendant sa maladie ou après son décès, soulignent une « attitude » faite de simple cordialité, d’attention à chacun, d’humour, et de grand sérieux dans le travail.

Marianne était de nature solitaire ; il lui fallait se sentir « en confiance » pour accepter pleinement le rapport à l’autre, et elle ne faisait jamais « semblant » ; elle se méfiait de la « mécanique sociale » et des relations imposées ou factices, auxquelles elle refusait de gaspiller son temps et son énergie. Elle consacrait une grande partie de son temps au travail, et de ses loisirs à la lecture (beaucoup de « gros romans », qu’elle dévorait, en général des œuvres littéraires d’origines et d’époques très variées), et au cinéma. Elle avait un solide sens de l’organisation et un goût très sûr, et aimait son intérieur, qu’elle voulait simple et élégant, comme l’était toujours sa tenue vesti- mentaire (elle s’est souvent désespérée de la négligence de la mienne...). Et bien sûr, elle adorait ses trois fils : Julien, Fabrice et Cyrille.

Bernard LAPEYRE DE CABANES (1983 l), son époux

 

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Marianne, notre mère, avait à cœur que ses trois fils soient des hommes – ce qu’elle entendait par là : des hommes indépendants, qui sachent vivre, et vivre bien, sans leur mère. Dans l’éducation qu’elle nous a donnée, éducation par l’exemple et le conseil, sans contraintes ni sermons, il n’y avait nulle trace d’égoïsme, nulle possessivité. En même temps que la chaleur, la sécurité d’une vie domestique qu’elle organisait avec une générosité, un pragmatisme et une constance dont nous sous- estimions certainement les efforts et les sacrifices qu’ils impliquaient, elle nous a donné dès notre plus jeune âge, à chacun équitablement le sens et le respect de la vie privée. Seule femme au milieu de quatre « mâles », ses enfants et son mari, elle se désolait parfois avec humour de devoir subir les manières un peu rustres, les turbulences sonores et les gesticulations envahissantes de « ses gaillards » (cette ambiance « de caserne », comme elle disait parfois), mais elle nous confiait aussi que, quitte à choisir, elle préférait avoir eu trois garçons plutôt que trois filles... Nous voir ensemble lui était un spectacle heureux, et la voir rire de nous voir, la sentir heureuse de « nous avoir », l’entendre se réjouir de nos réussites, a été, jusqu’au bout, notre fierté : nous étions, nous sommes ses fils, et cela nous réunira toujours, dans l’amour et le souvenir d’elle. Sa fierté à elle était de nous voir suivre l’exemple qu’elle nous donnait : sa douceur, son élégance, sa droiture, sa curiosité intellectuelle, son indé- pendance d’esprit, son sens de la raison et de la justice seraient un modèle suffisant pour faire de nous des hommes émancipés. Le reste irait de lui-même, quelle que soit la voie choisie, le métier – elle était pour ces choix-là d’une tolérance et d’une compréhension remarquables, sans préjugés ni désintérêt. Elle nous a enseigné à ne pas tenir compte des jugements des autres et à suivre nos intuitions et nos désirs pour trouver la voie qui nous correspondait – et de fait, chacun a trouvé la sienne propre. Elle avait confiance en nos capacités et malgré notre tendance au laisser-aller, elle ne renonçait pas à nous pousser à l’autonomie et l’indépendance. Avec le temps, en grandissant, nous avons appris à regarder et à aimer notre mère comme une femme qui a sa vie à elle, indépendamment de sa famille et de son métier qu’elle aimait tant ; son amour pour le cinéma, le théâtre, la peinture, les expositions qu’elle allait voir seule, les voyages qu’elle faisait, les lieux qu’elle aimait hors de la cartographie familiale, mais aussi ses appréhensions, ses inquiétudes, ses insatisfactions, son aver- sion pour les changements imprévus. Elle aimait partager avec nous, tout comme elle aimait que nous partagions nos intérêts et nos expériences de jeunes adultes avec elle. Son aversion pour les mondanités inutiles, qu’elle nous a un peu transmise, lui faisait préférer le dialogue sincère, les discussions franches, en famille. Ainsi nous avons mûri en découvrant la personnalité intime, les goûts, les joies et les doutes d’une femme au tempérament solitaire, plutôt casanier, dont la pudeur et la discré- tion étaient une subtile leçon de liberté. C’était maintenant à nous de prendre soin et de comprendre, en adultes, une femme qui avait mis tant de cœur à comprendre chacun de ses enfants comme un adulte. Durant sa maladie, un cancer du sein qui s’est étendu au pancréas, Marianne a fait preuve d’une dignité et d’un courage exceptionnels ; elle est restée jusqu’au bout telle qu’elle était, cherchant à comprendre rationnellement la maladie, sans se dérober ni gémir face aux souffrances et aux angoisses de cette terrible épreuve dont nous étions les spectateurs désemparés, et qui nous l’a arrachée. Peu avant de sombrer dans le coma des derniers jours, elle parlait encore de ses élèves, et s’inquiétait de peut-être devoir manquer la prochaine rentrée scolaire, au cas où sa guérison tarderait. « Il faudra prévenir le lycée », disait-elle, comme pour ne pas donner trop d’importance à cette chambre d’hôpital où elle s’ennuyait d’être coincée, comme si la vie continuait son cours. La vie continue et continuera sans elle ; et avec elle, dans la mémoire de ses fils, de sa famille, de ses amis et de ses élèves dont les témoignages nous ont infiniment touchés, nous rappelant, à nous qui l’aimions comme mère, combien elle était aimée comme professeure ; leur gratitude redouble la nôtre. Puissent cette gratitude et cet amour faire vivre toujours Marianne, qui nous manque si cruellement.

Julien, Fabrice et Cyrille Lapeyre de Cabanes, ses fils
(Julien traducteur, Fabrice architecte, Cyrille géographe)