TASCA Valeria - 1945 L

TASCA (Valeria), née le 11 juin 1926 à Turin (Italie), décédée le 31 mai 2016 à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).− Promotion de 1945 L.


Ayant reçu quasi simultanément deux textes pour la notice de Valeria Tosca, chose qui arrive très rarement, nous nous sommes sentis tenus à les publier tous les deux, même si cela implique quelques redites (La rédaction de L’Archicube).

Durant les premières années de sa vie, en Italie, Valeria Tasca a été principalement élevée par ses grands-parents . Son père, Angelo Tasca, qui avait participé à la fonda- tion du parti communiste italien, a été plusieurs fois emprisonné par Mussolini, avant de s’exiler, d’abord à Moscou, comme représentant italien au Komintern, puis, après avoir été exclu de l’Internationale communiste, à Paris, où il travaille comme journa- liste et devient membre de la SFIO . C’est là que Valeria, âgée de quatre ans, le rejoint, tandis que sa mère, son frère et sa sœur aînés repartent en Italie . Le français devient alors sa langue, qu’elle apprend en partie grâce à l’attention que lui porte Charles- André Julien, journaliste et historien de l’Afrique du Nord, ami de son père, dont la fille Nicole devient une nouvelle sœur pour Valeria . C’est principalement auprès de cette famille d’adoption qu’elle passe les années de guerre, pendant lesquelles elle est contrainte à vivre avec de faux papiers, sa naturalisation, acquise sous le Front populaire, ayant été révoquée .

Valeria Tasca entre à l’École normale supérieure de Sèvres en 1945, et obtient l’agrégation de lettres en 1948 . Elle enseigne d’abord huit ans durant au lycée de Metz, avant d’obtenir sa mutation au lycée expérimental de Sèvres . Elle devient ensuite assistante à la Sorbonne en 1962, où elle commence une thèse de littérature comparée sur les années françaises de Carlo Goldoni, sous la direction de Charles Dédéyan . C’est l’occasion pour elle de rencontrer Ginette Herry, sa sœur dans l’étude du dramaturge italien et de ses rapports avec la France, qui travaille quant à elle sur la place de la culture française dans les comédies goldoniennes d’avant l’exil . Passée à la Sorbonne-Nouvelle à partir de 1969, elle y enseigne jusqu’à sa retraite en 1990 . Bien que rattachée officiellement au département de littérature générale et comparée, elle collabore aussi avec le département d’italien et surtout avec l’Institut d’études théâtrales, aux côtés notamment de sa grande amie Anne Ubersfeld (1938 L) .

Il faut dire qu’elle initie, dans le courant des années 1970, une intense activité de traductrice de théâtre, qui supplante son travail d’édition critique (Le Fils naturel de Diderot, 1965, Les Dernières Lettres de Jacopo Ortis de Foscolo, 1973) . Tandis que sa jeune sœur Catherine entame sa carrière politique en dirigeant la Maison de la culture de Grenoble, puis le Théâtre des Amandiers à Nanterre aux côtés de Patrice Chéreau, Valeria Tasca fait du théâtre le lieu de retrouvailles entre sa langue de nais- sance et sa langue d’adoption . Elle n’achèvera pas sa thèse, mais n’oublie pas Goldoni pour autant, puisque, notamment au sein de l’association « Goldoni européen », elle traduit plusieurs de ses comédies jusqu’alors inédites en français . C’est ainsi que voient le jour Le Chevalier de bon goût (L’Arche, 1994), Le Bon Génie et le Mauvais Génie et À trompeur trompeur et demi (in Les Années françaises, vol . IV, Imprimerie Nationale, 1993), La Fausse Malade (Circé, 1995) et Le Campiello (Circé, 1993), traduction qui sera réélaborée avec Ginette Herry au moment de la mise en scène de la pièce par Jacques Lassalle à la Comédie-Française en 2006 . Elle établit aussi une nouvelle édition bilingue du Serviteur de deux maîtres (Aubier 1992, puis Garnier- Flammarion 1996) .

Au milieu des années 1970, elle rejoint l’association « Dramaturgie », dont son amie Ginette Herry fait déjà partie depuis 1972 . Fondée en 1967 par José Guinot, initialement groupe de recherche extra-universitaire organisant des rencontres de gens de théâtre entre France et Italie sur des questions de dramaturgie de l’acteur, « Dramaturgie » est devenue agence de découverte ou de redécouverte de talents artistiques et œuvre à la diffusion française d’artistes italiens (et plus margina- lement allemands) en organisant leur venue en France, en traduisant leurs textes, en les publiant, en accompagnant les représentations en langue française . Avec « Dramaturgie », Valeria Tasca a l’occasion de traduire et d’accompagner les spectacles ou la publication des textes de l’auteur-acteur napolitain Raffaele Viviani (Io, Raffaele Viviani, 1986 et Quai d’embarquement et La Musique des aveugles, 1996), de la chan- teuse et ethnomusicologue Giovanna Marini (Cantate profane à quatre voix, 1990), qui devient elle aussi son amie . En marge de son activité avec « Dramaturgie », elle traduit aussi Bain final de Roberto Lerici, Le Baise-main de Manlio Santanelli, La Mandragore de Machiavel, La Fête de Spiro Scimone .

Mais son nom reste surtout attaché à l’œuvre de l’auteur-acteur Dario Fo (1926- 2016), dont elle a été, jusqu’à la fin des années 2000, la principale traductrice en langue française et, partant, la principale ambassadrice francophone . Après un recueil publié chez Maspero (Allons-y, on commence ! Farces, 1977), qui contenait entre autres Mort accidentelle d’un anarchiste et L’Enterrement du patron, elle a publié, aux éditions Dramaturgie, Faut pas payer ! (1980-1997), Histoire du tigre et autres histoires (1980- 1984), Johan Padan à la découverte des Amériques (1995), deux volumes intitulés Récits de femmes et autres histoires (1986 et 2002, le second en collaboration avec Marie- France Sidet) et chez L’Arche Le Gai Savoir de l’acteur (1990), manuel pratique – et comique – pour comédiens . Sa traduction de Saint François, le divin jongleur, établie en collaboration avec le comédien Gilbert Ponté et qui a ensuite été jouée notamment par Guillaume Gallienne au Studio-théâtre de la Comédie-Française (2006), n’a pas été publiée . Les publications ne sont de fait que la partie émergée de son travail d’ac- compagnement de l’œuvre de Dario Fo et Franca Rame (1929-2013), et les archives de « Dramaturgie », déposées après le décès de José Guinot au département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France, témoignent du gigantesque travail accompli dans l’ombre . On y trouve de nombreuses traductions de pièces qui n’ont finalement pas été éditées, ni représentées, et les échanges épistolaires entre traductrice et éditeur, entre traductrice et auteurs révèlent la patience et la passion à l’œuvre dans le processus de traduction, l’attention aux détails, le goût pour les jeux linguistiques, la finesse de la connaissance des langues italienne et française, mais aussi des dialectes dont Fo se nourrit . Celui qui allait obtenir en 1997 le prix Nobel de littérature n’ayant pas la plume facile quand il s’agissait de répondre à des sollici- tations, Valeria était capable de prendre sa voiture jusqu’à Milan pour lui demander son avis sur la traduction d’une formule ou d’un titre . Quand l’auteur-acteur est en France, avec son épouse et principale collaboratrice Franca Rame, la traductrice accompagne le couple dans ses déplacements, assiste officieusement Fo quand il met en scène Le Médecin volant et Le Médecin malgré lui à la Comédie-Française (1990), accepte avec gaieté de se prêter aux divers menus travaux d’urgence qui peuvent surgir durant une tournée théâtrale . En 2000, elle obtient le Molière de l’adaptateur pour Mort accidentelle d’un anarchiste, mis en scène par Jacques Échantillon . Sa présence, à la fois indispensable et discrète, est ce dont peuvent se souvenir les metteurs en scène français qui ont collaboré avec elle .

Le nom des traducteurs a tendance à s’effacer derrière celui des auteurs qu’ils servent, à laisser la place à d’autres au fil des re-traductions, mais par ses traductions, par son enseignement, par ses trop rares articles et ses préfaces, à la fois denses et limpides, Valeria Tasca restera dans les mémoires comme une passeuse essentielle à la diffusion du théâtre italien en France .

Laetitia DUMONT-LEWI (2002 l)
avec l’aide de Françoise LE GARS, Lorenza ANDRÉ et Ginette HERRY

Valeria Tasca est née à Turin le 11 juin 1926 . Son père, Angelo Tasca (1892-1960), fils d’un ouvrier métallurgiste piémontais, l’un des fondateurs du parti communiste italien (P .C .I .), emprisonné sous Mussolini, s’était d’abord réfugié à Moscou comme représentant de son pays au Komintern . Il s’installa définitivement à Paris en 1929, s’inscrivit à la SFIO, publia notamment Naissance du Fascisme (Gallimard 1938, rééd . 1967) avant de se compromettre quelque peu à Vichy .

En 1931, laissant à sa première femme, restée en Italie, la garde des deux aînées, il avait pris « sous son bras » la petite troisième alors âgée de cinq ans, sa préférée . Valeria fut chaleureusement recueillie au foyer de son ami Charles-André Julien, futur histo- rien de l’Afrique du Nord, dont elle parlera toujours comme de son père spirituel . En 1941, Angelo Tasca a une autre fille, Catherine, à laquelle Valeria restera très liée . Puis il se remarie avec la première femme de Ramon Fernandez, qui avait deux enfants, Irène (1947 L), future philosophe, et Dominique (1950 l), futur académicien .

En 1945, âgée de dix-neuf ans, Valeria entre à « Sèvres » brillante entre toutes . Sa grande amie Simone Bertière (1945 L), biographe de nos reines, se souvient qu’en khâgne déjà, à Sévigné, un professeur lui avait dit : « La perfection a cet inconvé- nient qu’elle exclut la progression » .

Trop tôt séparée de sa mère, et handicapée d’une jambe après une chute stupide comme toutes les chutes, sans mari et sans enfant, Valeria a développé la fonction maternelle jusque dans sa carrière . Déjà à Sèvres (1945-1949) : notre commun maître le pieux professeur et prince Charles Dédéyan me l’a présentée comme « une sainte fille » (sainte très laïque !) qui allait (comment l’avait-il su ?) jusqu’à cirer les chaussures de ses camarades . Il l’avait recrutée sur de bien autres critères, l’ayant déjà distinguée étudiante . Assistante puis maître-assistante dans la vieille Sorbonne (1962- 1969) et à la Sorbonne-Nouvelle jusqu’à sa retraite (1990), elle allie intelligence et autorité, fermeté et douceur, compréhension et conseil, tant à l’égard des étudiants que des collègues . Exemple : une jeune agrégée faisait-elle son entrée à la Sorbonne, elle l’invitait à dîner avec un collègue plus ancien qui partait en province . Ce fut le cas de Florence Delay (aujourd’hui de l’Académie française), qui se souvient d’elle alors comme du modèle à suivre .

Rien ne laissait soupçonner que le français n’était pas sa langue maternelle . Mais l’italien restait sa langue affective, et la littérature comparée, alors en plein essor, devint sa discipline . Ajoutez la passion du théâtre, un faible pour le siècle des Lumières, et son champ de recherche était tout dessiné . Las ! Deux sujets avaient été déposés au service national des thèses, qui se chevauchaient : « Goldoni en France », « Goldoni et la France » . Mais la ligne de partage fut facile à tracer : Ginette Herry s’intéres- sait au premier Goldoni, jusqu’à son exil en France, exil qui intéressait – est-ce un hasard ? – Valeria .

Elle ne mènera pas cette thèse jusqu’à soutenance, même lorsque le nombre de ses publications lui ouvrait la possibilité de soutenir sur dossier . D’autant que sa jeune sœur commençait un très original cursus d’énarque, à la Maison de la culture de Grenoble, puis avec Boulez à l’IRCAM, aux Amandiers avec Chéreau, et jusqu’à la rue de Valois, ministre .

En sens inverse, Valeria doit peut-être un peu à Catherine d’avoir délaissé les éditions universitaires (Le Fils naturel de Diderot, Bordeaux, 1965, les Dernières Lettres de Jacopo Ortis de Ugo Foscolo, éd . Delta, 1972) pour se plonger dans le théâtre vivant, comme Ginette Herry qui, elle aussi, considère Valeria comme sa grande sœur . Elles allaient collaborer dans deux associations, « Dramaturgie » dirigée par José Guinot, et « Goldoni européen », présidée par Robert Abirached (1952 l) .

Dans le programme de « Goldoni européen », la traduction de quarante comédies nouvelles était promue (seize traducteurs, quatre éditeurs) . Valeria a pris en charge Le Bon Génie et le Mauvais Génie, À trompeur trompeur et demi (Imprimerie Nationale, 1993 : volume IV de l’ensemble « Carlo Goldoni/Les Années Françaises »), ainsi que La Fausse Malade (1995) et le premier Campiello pour les éditions Circé . Quant à Arlequin serviteur de deux maîtres, qui ne faisait pas partie du « plan », puisque déjà traduit en français, Valeria Tasca en a fait l’édition pour la collection bilingue Aubier (1992) . Enfin, en 2006, à la demande du metteur en scène Jacques Lassalle, une version nouvelle du « Campiello » a été établie par Valeria Tasca et Ginette Herry pour être représentée à la Comédie-Française et entrer ainsi dans son répertoire (Circé, 2006) .

Tout particulièrement, à l’intérieur des activités de « Dramaturgie », Valeria s’est passionnée pendant quelque trente-cinq ans pour le travail d’un couple d’acteurs- auteurs de sa génération, Dario Fo et Franca Rame, initialement soutenus par le P .C .I . Valeria revivait-elle alors la jeunesse de son père ? Elle savoure la veine révolu- tionnaire et la verve populaire de Fo, bouffon militant, farceur engagé . L’Enterrement du patron, ou Faut pas payer : tout un programme ! Elle traduit en outre certaines des pièces féministes de Franca Rame . Elle guide le couple à travers Paris . Elle prend plaisir à rendre la variété des niveaux de langue et des parlers régionaux, elle devient la traductrice officielle de Dario Fo (éd . Dramaturgie, six volumes) . Arrive ainsi le grand jour de 1997 où Florence Delay écrit à un ami commun : « C’est bien, que notre Valeria ait un peu le Nobel » . Ce bonheur culmine en 2010, avec Mystère bouffe et Fabulages à la Comédie-Française .

Le vent tourne alors . D’une part, Dario Fo entend coller à l’actualité . Il juge qu’à la Comédie-Française, on l’a embourgeoisé . D’autre part, cet acteur-auteur modifie son texte à chaque reprise, et le nobélisé décrète que ses traducteurs doivent s’en tenir à la dernière version, seule autorisée à la représentation . La mise à jour est confiée à un nouveau traducteur, fils d’ouvrier, et le nom de Valeria Tasca, petite-fille d’ouvrier, disparaît des affiches des théâtres ! Il subsiste heureusement dans les livres édités . Un cas d’école en matière de droits du traducteur !

Valeria Tasca fut aussi la traductrice de Raffaele Viviani et de la génération suivante : Manlio Santanelli, Spiro Scimone, – et de Giovanna Marini . Cette musi- cienne et ethnomusicologue venait à Paris donner des cours et ses Cantate, elles devinrent amies . Valeria transforme un canevas de Goldoni en livret d’opéra . La Bague magique fut créée en 1998 au Théâtre du Peuple de Bussang et à l’Opéra de Nancy, musique de Giovanna Marini, mise en scène de Jean-Claude Berutti (Circé, 1999) . Valeria savait travailler à plusieurs, et elle pouvait, à la demande de l’acteur ou du metteur en scène, manier dextrement le vers . Poète, elle l’était, elle aussi . Elle a sacrifié d’évidentes capacités de création, pour les mettre au service d’un théâtre qui franchit les frontières, modeste et généreuse dans sa carrière comme dans sa vie personnelle .

Après sa disparition, en hommage funèbre, Berutti l’a saluée comme la « servante aimante » du théâtre, par référence à La Serva amorosa de Goldoni . Les comparatistes et les théâtrologues ne sont pas les seuls à déplorer sa disparition, le 31 mai 2016 . Elle a développé les relations culturelles entre la France et l’Italie et enrichi la vie de la scène dans ses deux patries artistiques .

Jacques BODY (1950 l)

avec la collaboration de : Robert ABIRACHED (1952 l),
Simone BERTIÈRE (1945 L),
Ginette HERRY (Fontenay 1955 L)
et Catherine TASCA (ENA, 1967) .