MASSOUBRE Jean-Louis - 1959 l
MASSOUBRE (Jean-Louis), né à Perpignan (Pyrénées-Orientales) le 17 août 1938, décédé à Paris, le 15 février 2016. – Promotion de 1959 l.
Nous avions dix-huit ans, l’automne 1957, quand nous nous sommes rencontrés dans une classe préparatoire – dite khâgne – du lycée Henri-IV . La sympathie fut immédiate, malgré le contraste entre sa réserve ombrageuse de jeune seigneur catalan et ma prolixité d’intellectuel plutôt agité . En 1959, nous nous sommes vus plus fréquemment, dans les cafés de Bourg-la-Reine, la vie de café nous paraissant une suprême félicité . Je faisais ma deuxième khâgne au lycée Louis-le-Grand, mais n’allais pas trop souvent aux cours, assez décevants, et restais dans ma banlieue au domicile familial . Notre ami, lui, s’était inscrit en externe au lycée Lakanal tout proche, et travaillait dans une chambre que son père, très généreux, lui permettait de louer . Au bout de quelques semaines, qui lui permirent de sonder la nullité de son professeur de philosophie, Jean-Louis déserta ce lycée et fut porté déserteur . J’assistai alors à l’entraînement intensif d’un athlète qui était son propre entraîneur, maître de ses moyens et concentré sur la performance à atteindre . Aux épreuves écrites du concours de l’École normale, lui et moi avons été sixièmes ex aequo ; aux termes de l’oral, il fut onzième et moi trei- zième sur une quarantaine de garçons finalement admis . Mais il était le seul à réussir en « candidat libre », ce qui ne s’était jamais vu . De fait, il ne devait son succès qu’à sa capacité d’organiser lui-même son travail et d’accroître des dons naturels hors du commun . Il avait réussi, en champion, dans ce sport individuel, comme il aurait réussi dans tout autre . Il entrait donc à l’École normale, ce sanctuaire des belles- lettres . Mais il n’y est jamais entré de toute son âme, prenant d’emblée ses distances avec cette culture trop abstraite . Il se souviendra plus tard de ce désinvestissement, quand il écrira, cinquante ans plus tard : « éprouvant quelque lassitude à l’égard de la philosophie, j’avais fait mienne l’idée que « grise est la théorie, vert l’arbre de la vie » » .
À la vie érudite ou spéculative, Jean-Louis allait préférer une vie active, ouvrant sur des pouvoirs temporels et sur des emprises fortes . C’était un jeune homme sûr de lui, de son pouvoir de réussir et de séduire, généreux et dominateur à la fois .
La figure de l’athlète d’excellence s’impose à moi quand j’évoque les images de son passé, tel que je l’ai connu . À Font-Romeu, sans s’attacher aux sports de neige, il avait gagné plusieurs courses de descente à ski . À Paris, il fréquentait des salles de boxe et disposait d’une redoutable force de frappe . Cavalier, conducteur, rugbyman, il parve- nait d’emblée au meilleur niveau . Par rapport à nous autres intellectuels complexés et tourmentés, il se singularisait par sa souveraine aisance physique . Il faut bien parler de sa beauté physique : elle fut pour lui un grand atout et un péril assez peu prévisible .
Entre garçons, nous ne nous regardions guère, et ne nous évaluions encore moins, quant au physique . Notre univers scolaire était alors purement masculin . Quand nous devisions philosophiquement, dans les cafés du Quartier latin, je découvrais que, très vite, mon ami devenait le centre de beaucoup de regards favorables et attrac- tifs . Ils provenaient de demoiselles et de dames, en fait de toute la clientèle féminine de la terrasse . Alors, instantanément, apparaissait sur le visage de Jean-Louis un souvenir rayonnant . Je devenais un simple spectateur du film Autant en emporte le vent . Devant moi, Clark Gable (jouant Rhett Butler) attirait par un sourire magné- tique Vivien Leigh (alias Scarlett O’Hara) ; elle descendait l’escalier vers lui, fascinée par son regard irrésistible . À en croire ces dames, Jean-Louis l’emportait, en beauté, sur les vedettes de l’écran alors en vogue . Aussi beau qu’Alain Delon (notre voisin de banlieue), aussi beau que Marlon Brando (dans Un tramway nommé désir), aussi beau que Paul Newman (dans L’Arnaqueur) . Lui-même ne prenait aucune initiative de séduction active ; il restait digne et quasi impassible, mais ne décourageait pas de telles ardeurs . Sans le vouloir, puis peut-être en le voulant bien, il traînait tous les cœurs après lui . Un roman de Drieu la Rochelle, en 1925, s’était intitulé L’Homme couvert de femmes . Jean-Louis en était parfois submergé . Moi-même, témoin mais pas confident, je méditais sur le charme charismatique qui avait été donné à mon cama- rade . Je me permets ici une anecdote profane : en 1962, je travaille dans ma chambre de la rue d’Ulm les auteurs du programme avec ma petite amie du moment . Jean- Louis frappe à la porte, l’entrebâille et s’éclipse après quelques mots de politesse . Cela suffit pour que mon amie, éblouie par son sourire ravageur, se déclare amoureuse de lui et me le clame huit jours durant . Elle fut déçue, car Jean-Louis respectait toujours les amies de ses amis, à leur grand désappointement . En fait, il n’avait rien d’un liber- tin ou d’un Don Juan, mais il était mû par un désir inépuisable de vivre et de faire vivre, sans craindre de « vivre dangereusement » (selon la formule du Zarathoustra de Nietzsche) . Quand je lis aujourd’hui les vies de l’abbé de Rancé, le fondateur du monastère de la Trappe, ou d’Ignace de Loyola, l’organisateur de l’ordre des Jésuites, je retrouve l’ardeur à vivre et à aimer de ces jeunes gens qui mettront toute leur énergie, plus tard, dans une conversion décisive . Mais j’anticipe, car alors Jean-Louis n’était touché ni par le gaullisme ni par le bouddhisme . Tout juste était-il attiré par les recherches ésotériques de Raymond Abellio, un grand écrivain et politique aven- tureux, ami de son père .
Un pareil ascendant sur les femmes, outre qu’il suscite envie ou malveillance dans le groupe des pairs, n’est pas sans risques . Il eut son envers . Ce qu’on aurait dû tenir pour de menues fredaines donna lieu un jour à des accusations rocambolesques et à des affabulations médiatiques . Certes la justice finit par laver notre ami de tout soupçon, par un non-lieu général, mais elle y mit le temps . Et durant ce temps, la presse parisienne calomnia Jean-Louis ; l’administration de l’École normale ne l’aida pas, en décidant d’une suspension ; la plupart de ses collègues (nous étions « élèves- fonctionnaires-stagiaires »), assez sots pour croire les titres d’une presse à scandale, s’éloignèrent de lui . C’est la période où je l’ai le mieux connu et le plus estimé, tout en lui apportant l’aide dont j’étais capable . Nous n’étions pas nombreux à le soute- nir : Jean-Paul Rocquet (de la promotion 1959, qui connaîtra une brillante carrière dans des organisations et entreprises très variées, toutes extra-universitaires), Michel Bruguière (cacique de cette promotion, de ce fait représentant des élèves, aujourd’hui disparu), Régis Debray (cacique de la promotion 1960, connu aujourd’hui pour l’intérêt passionné qu’il porte au fait religieux) . Jamais je n’ai tant admiré les vertus de Jean-Louis que dans cette adversité, dans cet abandon où le laissait son entourage universitaire . Ces vertus – fermeté, sérénité, courage, dignité – étaient celles du stoï- cisme antique, et je me demande aujourd’hui si ce stoïcisme – celui de Marc-Aurèle et de Sénèque – ne présentait pas des affinités avec le bouddhisme qu’il embrassa secrè- tement aux alentours de la quarantaine . L’épreuve a été pour Jean-Louis comme une seconde naissance . Elle a réorienté sa vie dans la société . Aurait-il accepté les tracas d’une campagne électorale s’il n’avait voulu obtenir une éclatante réhabilitation, en devenant un représentant de la nation ? Pour ce seigneur catalan, pour ce champion qui était, par certains côtés, un héros, il y allait de son honneur .
De ce milieu académique, où il avait brillé, et qui, majoritairement, l’avait trahi, il se détourna pour ne plus y revenir . Écrivain, il montra dans les années 1970 qu’il en avait le talent, avec un testament politique et poétique, C’était, publié chez Julliard, 1972 . En 1967, j’enseignais, comme coopérant militaire, en Afrique noire . Par le journal Le Monde, une nouvelle me parvint qui m’enchanta . Dans des élections bien difficiles pour la majorité gaulliste, Jean-Louis, à moins de trente ans, était élu, dès le premier tour, dans le département de la Somme . Quand je revins en France, je retrouvais un député passionné par la vie parlementaire . Il allait même jusqu’à regret- ter le temps de la Quatrième République, où le vrai pouvoir émanait de l’Assemblée nationale . Il aimait beaucoup Jacques Chaban-Delmas, un sportif surdoué comme lui, et un héros si populaire de la Résistance .
Avait-il vraiment le goût du pouvoir ? Une ambition politique chevillée au corps ? Je n’en suis pas persuadé et je le plaisantais, plus tard, sur l’usage exclusivement altruiste qu’il faisait de ses pouvoirs . Il excellait à rendre service à tous, et pas seulement à ses amis et à ses électeurs, et même sans qu’on le sollicitât . Il débrouillait des problèmes administratifs inextricables, mais toujours pour les autres . J’ai bénéficié, comme d’autres, de cette générosité inépuisable . Il pratiquait, sans l’avouer, sans se l’avouer, une bienveillance désintéressée . J’ai parlé de ses vertus, et peut-être certains souriront en pensant à son inconstance sentimentale d’alors, que je ne nierai point . Mais beau- coup pourraient attester sa constance en amitié . Pour finir, j’invoquerai Descartes, que lui et moi aimions beaucoup au temps lointain de nos études philosophiques . Toute sa vie, jusque dans ses conversions et ses métamorphoses, « Massoubre » (nous nous appelions alors par nos patronymes), Massoubre, dis-je, aura été un généreux, au sens cartésien du terme et à tous les autres . C’était un homme véritable, avec des vertus qu’il se gardait d’exhiber, mais qui s’exprimaient par des actions efficaces . Il aura su rester fidèle aux leçons des grands philosophes, dont il croyait s’être éloigné .
Jacques LECARME (1959 l)
À un véritable ami
Je fis la connaissance de Jean-Louis Massoubre en 1959, à mon entrée à l’École . Cinquante-sept ans déjà . Nous étions nés la même année – 1938 – à un mois d’inter- valle, jour pour jour . Mais je me garde de toute référence astrologique, de peur de m’attirer les sourires ironiques de mes camarades scientifiques .
Jean-Louis avait immédiatement attiré ma sympathie . Qui se confirma par la suite, au long de nos deux parcours, qui connurent un certain parallélisme .
Nous avions peu d’affinités pour le milieu universitaire . La khâgne, puis l’École, nous avaient beaucoup apporté sur un plan intellectuel . Mais notre vie, nos amis, nos plaisirs – à 21 ans – étaient plutôt à l’extérieur . Et lorsqu’il fut cloué au pilori pour quelque péché de jeunesse, c’est spontanément que je pris sa défense . Il est vrai qu’on chantait encore à l’époque « La mauvaise réputation » de Georges Brassens . Cela explique peut-être ma sympathie immédiate pour ce camarade quelque peu atypique .
Quelques années plus tard – horresco referens ! – nous rejoignîmes tous deux, ainsi que notre ami Bruguière, la sphère politique gaulliste . C’était, il faut bien l’avouer, faire preuve d’un esprit singulièrement frondeur, eu égard au politiquement correct plutôt prégnant qui régnait alors au 45 rue d’Ulm .
C’est ainsi que dans les années 70, nous nous retrouvâmes, lui député UNR de la Somme, moi membre d’un cabinet ministériel, puis conseiller de Paris .
Enfin, la vie politique n’ayant qu’un temps pour ceux qui n’en font pas une carrière, nous poursuivîmes, chacun dans un domaine différent, une vie professionnelle dans le secteur privé .
Mais revenons à Jean-Louis . Il avait choisi la philosophie, comme moi l’histoire . À chacun sa muse . Dans son domaine, il se révéla particulièrement bon au concours d’entrée . Plus tard, sa conversion au bouddhisme tibétain résulte sans aucun doute de ses réflexions philosophiques alliées à un authentique humanisme .
Il était incontestablement brillant . Après des études au lycée Lakanal, dont il avait fini par juger insuffisant le niveau de l’enseignement, il avait décidé de se présenter en candidat libre au concours d’entrée . Il fut brillamment reçu, ce qui ne constituait pas un mince exploit, dans la mesure où la grande majorité des reçus au concours venait généralement de ces deux grandes « écuries » qu’étaient – et que sont sans doute encore – Henri-IV et Louis-le-Grand .
Il se révéla aussi très doué dans la vie politique . Dans ce domaine où le plus diffi- cile est de durer, il effectua sans discontinuer quatre mandats de député, de 1967 à 1981 . J’insiste particulièrement sur cette période de sa vie, car je la trouve assez remarquable . Il fut non seulement député de la 2e circonscription de la Somme, mais aussi conseiller général et maire, c’est-à-dire très présent et inséré dans le tissu local . Dans cette circonscription rurale et populaire, il sut gagner l’adhésion et le cœur de ses électeurs, par son dévouement et les résultats qu’il obtint, notamment sur le plan économique . Ayant eu l’occasion de lui rendre visite sur place, je puis témoigner de l’attachement dont il était l’objet .
Dans cette vie politique souvent impitoyable il révéla son véritable caractère : de l’audace, voire des « coups » risqués quand il le fallait, sans crainte de se mettre à dos les « apparatchiks » de son mouvement . Il manifesta toujours – car c’était sa nature – une grande simplicité et une cordialité naturelle dans ses contacts avec les gens, le respect de ses adversaires politiques de gauche – y compris communistes – qui d’ail- leurs le lui rendaient bien .
Vous pourriez croire qu’il en tirait quelque vanité . Bien au contraire . Il était éton- namment modeste . C’en était même désarmant . Je ne l’ai jamais entendu se vanter de ses succès . Au contraire, il avait même l’air de s’en excuser . Tout cela paraissait si naturel .
C’était un esprit aiguisé, objectif . Peut-être là encore l’influence de la philosophie . Il savait prendre du recul . Et il y alliait un grand sens de l’humour, manière d’expri- mer sa volonté de ne pas être dupe .
Cela ne l’empêchait pas d’être un homme de conviction . Son engagement dans le gaullisme fut sans faille, profondément sincère, je puis en témoigner . L’amour de la France, la dimension sociale, la politique étrangère d’indépendance nationale, tout cela le séduisait . Au point qu’il s’écarta de la vie politique lorsque ce mouvement populaire, rassemblement de militants convaincus, où l’affectivité et l’attachement à la personne du Général jouaient un si grand rôle, se transforma peu à peu en machine électorale .
J’ajouterai, pour parfaire ce bref portrait, qu’il était tourné vers les autres, toujours prêt à rendre service . Un exemple, qui m’a personnellement beaucoup touché : en 1967, après mon service militaire et quelques mois d’enseignement dans un lycée de province, qui me permirent de découvrir que là n’étaient ni ma vocation ni mon avenir, l’occasion s’offrit pour moi de rejoindre un organisme d’études économiques rattaché au ministère du Commerce extérieur . Il fallait pour cela, s’agissant d’un organisme public, y être détaché ou mis à disposition . Sans relations, il ne fallait guère y penser . Lors d’un déjeuner avec Jean-Louis, je lui expliquai le problème . Il était alors au cabinet de Charles de Chambrun, ministre du Commerce extérieur . Il réagit immédiatement, et me dit, de sa voix un peu sourde teintée d’un léger accent du Sud-Ouest : « Attends, je vais t’arranger ça » . Il l’arrangea si bien que, quelques semaines plus tard, mon détachement était réalisé, et je rejoignais le Groupe d’études prospectives sur les échanges internationaux . Cela donna une orientation nouvelle à ma vie professionnelle et décida en partie de mon avenir . C’est ce que Henri Cartier- Bresson appelait en photographie « l’instant décisif » .
Vous avez compris que je dois beaucoup à Jean-Louis Massoubre . Lors du dîner organisé à l’École pour le 50e anniversaire de notre promotion 1959, j’eus l’occa- sion de lui rappeler sa généreuse intervention . Il ne s’en souvenait même pas . Puis la mémoire lui est revenue . Dans sa vie il avait rendu tellement de services à tant de gens . Pour ma part je ne l’oublierai jamais .
Lors de la cérémonie funéraire de rite bouddhiste, dans le temple du Bois de Vincennes, par un matin froid d’avril 2016, je terminai ainsi ma brève allocution en hommage à Jean-Louis Massoubre : « Hier soir, en songeant à ma conclusion, je cherchais le mot qui pourrait le mieux définir Jean-Louis . Et ce mot a jailli, évident : « Élégance » : élégance de l’esprit, élégance du cœur » .
Jean-Paul ROCQUET (1959 l)