MARTINEZ Louis - 1953 l

MARTINEZ (Louis), né le 16 février 1933 à Oran (Algérie), décédé le 6 février 2016 à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). – Promotion de 1953 l.


Par ses origines familiales, Louis Martinez appartenait à une double tradition . Sa mère, comme de nombreux Français peuplant l’Algérie, venait du Sud-Ouest . Elle gérait à Oran l’Hôtel international . Son père, issu d’un milieu qui conservait un mauvais souvenir de la guerre de conquête des Philippines par les États-Unis, avait fait escale dans de nombreux pays . Il garda la nationalité espagnole . En 1942, Louis, conduit par son père sur la terrasse de leur hôtel, assiste au débarquement des troupes américaines dans le port d’Oran . Les liberty ships côte à côte lui apparaissent comme de gros insectes qui dévorent l’Afrique .

Rien ne semblait le prédisposer à se retrouver en 1957 premier à l’agrégation de russe, alors que sa naissance se situait en 1933 par une nuit de neige dans cette cité africaine peu habituée à ce type de phénomène climatique . Ses études dans cette ville, au lycée Lamoricière, sont surtout marquées par un changement de cap qui lui permit de rejoindre la filière où s’enseignait le grec ancien (5e moderne-4e classique) et d’être admis en lettres supérieures au lycée Louis-le-Grand .

Reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1953, il y prépara avec succès deux licences, celle de lettres classiques et celle de russe . Après l’agrégation, il bénéficie d’un congé, et fut un des premiers Français à obtenir une bourse à Moscou . À son retour d’URSS le Ministère le nomme dans plusieurs lycées avant de le détacher comme assistant à l’université d’Aix-en-Provence, où, devenu maître de conférences, il se consacre jusqu’à sa retraite en 1996 à l’enseignement du russe .

Il fut un extraordinaire connaisseur des langues étrangères . Disons que dans sa bouche elles cessaient de l’être, tellement la pratique en était chez lui profonde et intime . S’il fut un prodigieux polyglotte, ce fut essentiellement le résultat d’une fréquentation personnelle directe des locuteurs . Quelques maîtres cependant ont exercé une influence décisive, tel l’abbé espagnol Évariste Lopez, auquel sa mère fit appel, lorsqu’elle se mit à redouter que les mauvaises fréquentations auxquelles il se prêtait volontiers dans la cour du lycée ou le long des ruelles et des rampes reliant la ville au rivage compromissent sa scolarité . Ce pédagogue clairvoyant favorisa non sans quelque réticence la fascination que l’enfant ressentait vis-à-vis d’une langue qui s’en- seignait en classe et dont il constatait qu’elle était pratiquée par les marins sur le port . Il lui prêta une grammaire du grec moderne, en l’avertissant du risque qu’il courait de corrompre son grec ancien . Cette mise en garde prudente n’empêcha pas Louis de recopier clandestinement les données essentielles de la grammaire de la langue démo- tique . Celui-ci désormais sut tirer parti à la fois des leçons scolaires et des profiteuses occasions que lui offrait l’environnement portuaire où il vivait . Il fréquenta le consu- lat de Grèce et, sur les bateaux à l’amarre et sur les quais, il développa sa pratique orale avec les marins, n’ayant cependant de contact avec les nouvelles formes écrites du grec qu’en lisant les fumetti du magazine Le Trésor (Thisavros) .

Lors de sa scolarité à l’ENS, il partage sa thurne (chambre) avec Gilbert Dagron, qui deviendra professeur d’histoire byzantine et membre de l’Institut . Cette chambre devient un lieu de rencontre où se côtoient tous ceux, normaliens ou non, qui s’’in- téressent soit à la Grèce moderne (André Tubeuf, Jacques Maussion de Favière), ou à la Russie (Louis Allain), ceux aussi qui sont passionnés de théâtre, entre autres Pierre Voltz, dont nous évoquons ici le souvenir, ainsi que celui de Michelle Clergue, qui rassemblait autour d’elle ceux qui venaient d’Algérie, ou plus exactement d’Oran . Le groupe d’amis qui se rassemblent autour des passions et des talents de Louis Martinez se retrouve parfois au centre du Claireau, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, au contact du sculpteur grec Philolaos Tloupas, qui arrivait de Larissa . Tous commu- niaient dans l’admiration du célèbre poète grec Cavafis dont Louis avait acquis l’édition de 1952 qu’il utilisa toute sa vie . Il devint un des meilleurs connaisseurs des chansons populaires rurales ou urbaines produites par les communautés grecques d’Europe ou d’Asie Mineure .

Il avait dix-sept ans quand il rencontra Albert Camus pour la première fois . Celui-ci, qui avait épousé une amie de la famille, était alors aux prises avec la compo- sition de La Chute et l’animosité que créaient tant de divergences autour de lui, sans oublier la maladie qui le minait et les turbulences dues à l’entourage familial oranais, majoritairement féminin . Louis Martinez décrit lui-même la relation qui s’établit entre lui-même, l’Oranais, et Camus, l’Algérois : « Étrange compagnonnage, toujours informulé, sans la moindre trace écrite, le moindre autographe, la moindre photo, et pourtant d’égal à égal entre un écrivain consacré et un jeune homme qui ne s’imaginait aucune vocation et se bornait à engranger des impressions sans daigner les consigner la plume à la main . Compagnonnage d’autant plus bizarre que je n’admi- rais pas sans réserves toutes ses œuvres, tant s’en faut . » (Louis Martinez, dans Albert Camus et la pensée de Midi, ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-François Mattei, éditions Ovadia, Nice 2008) .

Ces confidences m’incitent à risquer une comparaison entre Camus et Martinez . Camus, authentique produit des couches les plus démunies, les plus pauvres, les plus populaires du peuplement européen de l’Algérie, n’en a donné qu’une vision toujours plus ou moins imprégnée par la réflexion intellectuelle de la gauche parisienne . Son œuvre littéraire, certes toujours de façon particulièrement émouvante, est restée fidèle aux impressions qui avaient marqué son enfance . Louis Martinez, en cela plus Oranais, et nullement Algérois, a pleinement décrit dans ses romans, sans lunettes idéologiques, le monde très varié, fort pittoresque, des gens ordinaires que pouvait fréquenter sa famille, toute une classe moyenne en devenir . Il a donné une pein- ture attachante de l’Oranie, terre française qu’il a connue lorsqu’elle servit de cadre enchanté à ses jeunes années, avant de se colorer des reflets qu’apportait une nostalgie favorisant sans l’affadir un projet romanesque qui entremêlait ce passé oranais et son expérience moscovite . De cette imprégnation du sol africain par la culture euro- péenne, il a vécu les derniers soubresauts, dont il nous fait entrevoir l’horreur, une horreur dont l’Histoire n’a pas voulu entendre parler : celle notamment du massacre de nombreux Européens dans les rues d’Oran le 5 juillet 1962 .

La partie la plus personnelle de sa production romanesque est formée par trois volumes regroupés en un ensemble, « La Trilogie algérienne » (Denise ou le corps étranger, Fayard, 2000, Le Temps du silure, Fayard, 2002 et La Dernière Marche, Fayard 2004) . Il composa en outre L’Intempérie, Fayard, 2006, récit dans lequel se marquent en traits saisissants l’étrangeté et l’agressivité du monde contemporain, qu’il évoque aussi dans des articles de revue, tels Le Jargon de Babel, Commentaire, n° 138, p . 421-440 . Sa vision fut fortement influencée par sa connaissance directe de la littérature russe . Je ne signalerai ici qu’une phrase de ce spécialiste : « Avoir traduit Le Premier Cercle ne suffit pas à faire de moi un spécialiste de Soljénitsyne . La découverte de cet inconnu en novembre 1962 m’avait stupéfié . Une journée d’Ivan Denissovitch éditée par la revue Novy Mir surprenait autant par la hardiesse de son contenu que par la nouveauté inouïe de sa forme, aussi dénudée et coupante que les barbelés enfermant le monde qui y est décrit » . Il a exprimé sa vision de l’œuvre si complexe du grand romancier russe dans La Nature paradoxale de l’œuvre de Soljénitsyne, Commmentaire, n° 135, p . 761-766, 2011 .

Il fut un des premiers connaisseurs du russe à introduire en traduction hors d’URSS les œuvres d’écrivains comme Pasternak et Soljénistyne qui donnaient de la patrie du communisme une image dégagée des règles rigides de la propagande . Les efforts vigoureux furent alors faits pour porter à la connaissance de l’Occident la façon dont le régime soviétique avait persécuté tous ceux qui s’opposèrent à ses dogmes et nié l’iden- tité de la personne humaine, ce qui avait développé un climat d’incompréhension et d’hostilité . Il s’y ajoutait pour Louis la souffrance induite par la brutalité avec laquelle sa terre natale avait été coupée de ses liens avec l’Europe et vidée d’une partie de ses habitants . Il trouva cependant, dans cette ville d’Aix où il vivait, un public amical et fidèle, auquel il communiqua ses réflexions, sans jamais toutefois céder à la tentation du sectarisme ni se départir de son goût pour les échanges bienveillants . La précocité du jugement désabusé qu’il avait porté sur la façon dont s’organisait et se pratiquait l’action politique le détournait de tout militantisme et de toute ambition . Cela ne l’empêcha pas de soutenir concrètement et avec ardeur les efforts qui furent faits en faveur du mouvement lancé par Lech Walesa, fondateur de Solidarnosc en 1980 . Il créa l’association Pologne et Liberté, n’hésitant pas à conduire des camions chargés d’aide humanitaire . Il ne se refusa pas non plus aux débats publics organisés à l’initiative de milieux monarchistes, tant à Aix-en-Provence qu’à Marseille . Il y trouvait, parmi des amis, ou des sympathisants de la cause perdue de l’Algérie française, un public en résonance avec ses convictions . Ce qui résume le mieux en définitive la personnalité de Louis Martinez, c’est la fidélité vis-à-vis de ceux qui restent attachés aux principes fondamentaux acquis dans leur jeunesse au sein de cultures parfois très différentes .

Bernard SCHOULER (1953 l)

Le 20 juillet 1956 deux jeunes normaliens stagiaires à Moscou allèrent en train de banlieue voir le poète Boris Pasternak qui habitait au village des écri- vains, Peredelkino ; ils restèrent quatre heures d’affilée à écouter le monologue de l’auteur de Ma sœur la vie, que Boukharine avait décrété en 1931 le plus grand poète soviétique, et qui leur parla du coup de téléphone de Staline en 1934, de la désolation qu’il avait découverte dans l’Oural lors d’une « mission d’écrivain » . De son roman, Le Docteur Jivago, déjà achevé, Pasternak ne parla pas . Mais de retour à Paris, Louis Martinez et Michel Aucouturier (1952 l) allaient bientôt s’atteler à la tâche de traduire clandestinement ce roman, se partageant les poèmes du dernier chapitre . Les chapitres de prose furent divisés entre eux deux et deux jeunes russisantes . La parution du Docteur Jivago fut un événement d’ordre mondial, et déclencha une hystérique campagne de tous les journaux communistes de la planète . Les quatre traducteurs français restèrent anonymes . Aujourd’hui on écrit des thèses minutieuses sur l’histoire de cette parution, qui ressemble à un polar . Louis Martinez faisait son entrée dans le monde russe .

C’était inattendu ! le russe, il l’avait attrapé au vol, si l’on peut dire, en lisant l’Assimil sur la plateforme arrière des autobus parisiens entre la rue La Fayette où il logeait dans l’hôtel que tenaient ses parents, arrivés d’Algérie en 1950, et le lycée Louis-le Grand où il suivit hypokhâgne et khâgne . Il se sentait peu d’affinités avec ses « compagnons de chaîne » parisiens . Il était, il restera jusqu’au bout de sa vie un exilé venu d’une ville « disparue », Oran, arabo-franco-espagnole, qu’il aimait passionné- ment, dont il connaissait tous les recoins, le parler populaire, la mer, le port... Il y avait appris le grec moderne avec des matelots en escale, il y avait gagné des coupes dans des courses d’aviron . Il était « à l’étroit » dans un Paris marqué par la pauvreté d’après-guerre, les grandes grèves, une hargne sociale qui l’étonnait . Sa licence de lettres classiques, son projet d’une agrégation d’espagnol (la langue de son père, qui était aussi un arabisant consommé) volèrent en éclats quand, entré à Ulm, il entendit parler des bourses pour Moscou . Louis avait des amis communistes, se laissa emballer, et décida de partir .

Certes il avait à Paris des copains oranais, en particulier André Bénichou, et surtout, Louis avait ses entrées chez un prestigieux Français d’Algérie, Albert Camus, introduit par Francine . Enfant il avait déjà aperçu l’écrivain à Oran, chez une tante . « Pas question d’intimité ni même d’amitié entre nous, bien entendu, mais une sorte de camarade- rie paradoxale, implicite, malgré la différence d’âge et de stature . » Chez Camus il rencontra des estropiés de la Révolution bolchevique, comme Nicolas Lazarevitch, et aussi Brice Parain (1919 l), philosophe « lourd d’oracles souvent hermétiques », ami et collaborateur de Gaston Gallimard . Survint l’accident de circulation du 4 janvier 1960 qui emporta Albert Camus, une mort qui marqua Louis, et prendra place plus tard dans un de ses romans . Dans le cabinet de travail de la rue Madame, Louis avait aperçu le portrait de Tolstoï, il s’étonna que ce ne fût pas Dostoïevski, dont Camus avait tant aimé l’œuvre, mis au théâtre les Possédés . « C’est que Tolstoï n’est pas mort dans son lit », avait répondu Camus, comme dans une prémonition de sa propre fin .

Louis partit au service militaire . Il fit l’école d’officiers de Cherchell, y devint sous- lieutenant, fut nommé à l’état-major à Paris pour traduire du russe . Mais la guerre que menait alors la France se passait chez lui, en Algérie . Louis demanda à repartir pour l’Algérie . Il dira plus tard de son peuple, comme du fat de La Fontaine : « Nous sommes un peuple qui s’aime sans avoir de rival » – ce nous, c’étaient les pieds- noirs, malaimés de la métropole, encore aujourd’hui incompris . Louis combattit avec ses hommes, et ressentit les accords d’Évian comme un manquement à l’honneur . Après sa mort, Jacqueline, sa veuve, publiera son dernier texte, une réponse à un jour- naliste algérien qui l’avait interrogé sur un chef du maquis, le lieutenant Bel-Kacem .

Louis avait dans le Djebel Béchar, après la mort en embuscade de 29 hommes de son régiment, pourchassé et débusqué Bel-Kacem, sans haine et sans hésitation . Louis fit plus de trois ans d’armée (il avait « rempilé »), puis demanda le lycée d’Oran à sa démobilisation . Mais surviennent alors (après d’autres) les massacres d’Oran en juillet 1962, le repliement, il faut fuir, s’installer en France, ronger son humeur, supporter un « baisser de couleurs » – une souffrance pour toute la vie . Louis était violent et chaleureux . Cette blessure resta, je crois, jusqu’à la fin .

Louis Martinez fut un des plus brillants russisants français, mais n’eut pas de « carrière », au sens professoral du mot, se refusant à faire une thèse malgré l’insis- tance de son maître, Pierre Pascal (1910 l), qui l’adulait . Sa connaissance du russe était prodigieuse, il eut des amis russes pour toute la vie, comme le fantasque compo- siteur André Volkonsky, mais sur sa maîtrise de la culture russe se greffa presque tout de suite une intolérance au « génie informe » de la culture russe, et plus encore à ses thuriféraires français, fabricants d’une « Russie mythique » où ils mariaient « la foi dans le despotisme, et l’espérance dans le bon sauvage . »

Martinez n’eut de cesse de dénoncer ce mythe ; il n’était pas le seul, Alain Besançon, à Paris, s’y employait aussi . Louis n’en aimait pas moins passionnément la langue russe et avant tout Pouchkine (comme Mérimée avant lui) pour sa clarté et pour sa grâce, souffrant pour les humiliations subies par ce génie, quand Nicolas Ier en avait fait son « chambellan »... Aidé par cette sympathie secrète, il traduisit Pouchkine avec une justesse de ton et de musicalité sans équivalent ni avant ni après lui .

Il fut un moment où il démissionna de l’Éducation nationale, et Brice Parain, l’ami de Camus et d’Antoine Gallimard, lui commanda de nombreuses traductions . C’est Parain qui recruta l’équipe de traducteurs du Docteur Jivago . D’alimentaires, les traductions devinrent pour lui un exercice d’expression ! Il fit pour la Pléiade une énorme traduction de Saltykov-Chtchedrine, le plus grand des satiristes russes, dénonciateur infatigable des pires ignominies et grand écrivain « par éclair », comme dit Martinez . Il traduisit La Steppe, de Tchékhov, petit chef-d’œuvre informe qu’il traduisit avec aisance, parce qu’il aime ce petit Iégourochka qui voit tout à hauteur des genoux des grands . Il y eut le chef-d’œuvre inclassable de Andreï Platonov, Tchevengour, une première fois assassiné par une traduction exécrable, puis sauvé par Martinez . « Chez lui, on parle et on pense comme à tâtons », explique le traduc- teur, avertissant son lecteur qu’il prend toute liberté pour rendre les « ébahissements lyriques » des gueux de Platonov – « tant pis pour les tenants de l’extrême littéralité ! » C’est lui encore qu’alla quérir Claude Durand, le capitaine de Fayard, pour sauver une autre traduction assassine, celle du Premier Cercle de Soljenitsyne . Là-aussi une grande réussite . Martinez connaissait bien André Siniavski et, lorsque celui-ci arriva du goulag à Paris, et que nous nous partageâmes, Michel Aucouturier, Louis et moi, les trois manuscrits que Siniavski rapportait (écrits sous forme de lettres adressées à sa femme depuis le camp), Louis choisit Promenade avec Pouchkine, le plus insolent des trois textes . Et quatre ans plus tard récidiva, avec l’inquiétant Bonne Nuit . Mais il a également traduit et présenté des œuvres plus pamphlétaires comme le petit ouvrage de Vladimir Boukovsky URSS : de l’utopie au désastre . On y sent le plaisir vengeur qu’eut ce traducteur à traduire les formules au sang froid de Boukovsky, sur « le spectre errant de Marx, depuis longtemps mué en vampire » . Enfin le chef d’œuvre de traduction poétique de Louis est sans doute sa traduction de la prose du poète Ossip Mandelstam, l’Entretien sur Dante, où le poète tente de restituer la phoné- tique tonnante de Dante, et Martinez, à la poursuite de ce Dante de Mandelstam, à son tour orchestre « l’hystérie coloriste et les beuglements futuristes » de la Divine Comédie .

Survint la grande fêlure du Système communiste, l’ascension du petit électricien des chantiers navals de Gdansk, Lech Walesa . Martinez s’enflamma, mais point en rêveur : le voilà qui organise des collectes, et des convois automobiles d’Aix ou de Marseille jusqu’en Pologne pour livrer de l’aide alimentaire à un pays en résistance . Je suppose que ce fut un des moments les plus heureux de l’engagement de Louis dans son siècle . Son épouse Jacqueline, elle aussi exilée d’Algérie, mais rencontrée à Paris, avec qui il avait fondé une famille, l’aida dans cet engagement pour la liberté de la Pologne . Louis Martinez, prenait souvent fait et cause pour les maltraités de l’histoire, d’où son philhellénisme, sa polonophilie .

Après avoir pris sa retraite universitaire en 1998, Louis entreprit de dire le destin de sa terre et de son peuple de pieds-noirs dans une trilogie romanesque qui parut chez Fayard, sans recueillir beaucoup d’échos . « Il prêcha presque dans le désert », dit Jacqueline, témoin le plus proche de son écriture, de la consolation suprême qu’il y trouva, mais aussi de son amertume, tempérée de sagesse . « Il n’y a pas d’innocents dans l’histoire », écrit-il dans son texte sur Bel-Kacem . Cette trilogie, c’est Denise ou le corps étranger, Le Temps du silure et La Dernière Marche . À quoi s’ajoute L’Intempérie, dernier récit publié, paru en 2006 . Ces romans sont tous des morceaux de lui-même, de sa famille, de son enfance, de Camus, du djebel où se planque l’adversaire, et surtout d’Oran, sa ville, son univers . Là où ses parents tenaient un hôtel, en face du lycée Lamoricière où lui-même avait fait toutes ses études, où le personnel était, comme il le dit dans un petit texte autobiographique « espagnol, français, arabo- phone ou kabyle » . Cette mosaïque est celle de ses romans . Elle peut faire penser à celle du Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, ou aux Humeurs de la mer de Vladimir Volkoff, lui aussi un ancien de la guerre d’Algérie, hanté par l’humi- liation . La technique de l’emboîtage des segments temporels est celle de Durrell . Par exemple le cerf-volant lancé par le père, selon l’usage, à Pâques 1943, et qui réapparaît vingt ans plus tard quand le héros et son cousin se revoient et partagent fraternellement leurs « permissions » militaires, alors que les massacres d’Oran ont déjà eu lieu . « 1942 renfermait 1962 comme une capsule son poison . » La capsule de Louis Martinez contient mille senteurs lourdes, mille coloris fauves, un univers de réminiscences, de contemplations cosmographiques . Elle contient une recherche précise et ironique du temps perdu, une cézannienne justesse des paysages en allés, le regret des cohabitations perdues . Elle est, au fond, une vaste lamentation, ouvrant et refermant les « tiroirs du temps » . L’Intempérie fait appel à Bossuet et à Molière, Louis y donne son « imprimatur » au roman de sa vie perdue et regagnée, et s’engage dans sa « dernière ligne droite » . Une ligne droite qui d’un côté fuit vers le passé, vers « Aigues-Mortes », qui est aussi bien Oran que Aix-en-Provence, et, de l’autre côté, vers « la pure liberté, un délestage de tout ce qui a fait la vie » . La blessure de l’exil, en un sens, était surmontée .

Georges NIVAT (1955 l)