JOUFFROY Thomas - 1813 l
JOUFFROY (Thomas, Simon, Théodore), né aux Pontets (Doubs) en fruc- tidor an IV (septembre 1796), décédé à Paris le 1er mars 1842. – Promotion de 1813 l.
Il n’est que temps de rendre ici à Théodore Jouffroy l’hom- mage qui lui est dû . Tout a été écrit sur sa personne comme sur son œuvre inachevée, sur celui que ses camarades du lycée de Dijon surnommaient le Sicambre pour sa fierté, que ses contemporains désignaient comme l’Hercule de la pensée, et qu’Henri Beyle appelait Thomas Raide en jouant sur son véritable prénom et sur le nom du philosophe écossais qu’il traduisit et préfaça . Ses Nouveaux Mélanges philosophiques
sont constamment réédités, avec la préface de Philibert Damiron (1814 l) reprenant son oraison funèbre par Victor Cousin (1810 l), pour faire lire et méditer à chaque génération Comment les dogmes finissent. Le Cahier vert n’a pas cette chance : il faut le consulter dans une édition bientôt centenaire ; avec deux notices de Sainte-Beuve (in Premiers Lundis et Portraits littéraires) et des lettres privées émergeant d’une abondante correspondance, il permet de saisir l’homme ; pour son cheminement intellectuel, le travail posthume (1899) de son successeur médiat à l’École, Léon Ollé-Laprune (1858 l) permet de suivre les grandes étapes de sa pensée, accessible soit directement par ses ouvrages, soit plus souvent par les notes de ses élèves : ainsi son Cours de philo- sophie professé à l’École en 1830 et récemment publié par Sylvain Matton, vrai travail de philologue comparant trois manuscrits dont deux conservés à la Bibliothèque de l’École (avec une préface de Serge Nicolas, Paris SEHA, 2007) .
Son posthume Cours d’esthétique (1845, publié chez Hachette, et par Louis Hachette (1819 l), avec aussi une préface de Damiron, semble le pendant à ses deux thèses soutenues dès 1816, de causalitate et sur le sentiment du Beau et du Sublime . Entre les deux, une existence perturbée et des travaux novateurs ou fondateurs qu’il suffit ici de rappeler .
Il était de la quatrième promotion de la nouvelle École voulue par l’Empereur, dont il était un virulent opposant . L’École d’alors était logée dans les combles de la rue des Postes, et comme les lycées, elle était soumise à un régime quasi monacal de prières et d’assistance aux offices religieux . Dans cette promotion, trois normaliens firent ainsi carrière dans ou par la hiérarchie ecclésiastique (l’abbé Louis Bautin qui fut son condisciple à Dijon et finit doyen de la faculté de théologie de Strasbourg, Louis Bouchitté, docteur en théologie et recteur de Seine-et-Oise, Alexandre Johannet, supérieur du séminaire d’Orléans ; citons aussi le laïc Jean-Baptiste Gail pour sa Refutatio in Helvetium) . Lui connut le doute, et dans une nuit quasi pascalienne quitta la foi de son enfance .
Né dans un hameau jurassien près de Mouthe (dont les rudes hivers ne sont pas une légende), il comptait plusieurs ecclésiastiques dans sa famille, tous insermentés . Un oncle de sa mère était évêque de Nîmes . Nul pays n’est plus romantique, selon Sainte- Beuve . Son père, percepteur et contre-révolutionnaire, est décrit par un ami dans une lettre à ce dernier comme un Rob Roy des montagnes, « terreur des gendarmes et providence des émigrés » dans cette région frontalière (Gindre de Maucy, avec par ce qualificatif une discrète allusion à l’Écosse) . Il rejoignit un frère de celui-ci, abbé et médiocre régent de quatrième, à Lons-le-Saunier, quand un autre oncle notaire et le curé du village lui eurent appris tout ce qu’ils savaient ; il resta en ce collège de la 4e à la 2de : il lisait tout ce qu’il lui plaisait, écrivait des comédies... puis il fit sa rhéto- rique à Dijon . Là, toujours selon de Maucy, il apprit assez de grec et de philosophie pour être reçu à l’École (en ce temps-là, les inspecteurs se déplaçaient d’un siège d’Académie à un autre, examinaient les postulants en s’adjoignant six universitaires du cru et vérifiaient ensuite sur quatre jours leurs impressions d’oral par des épreuves écrites) . Il avait 17 ans, l’âge minimal requis par l’article 111 du décret du 17 mars 1808 . Il écouta les répétitions de Victor Cousin, de deux ans son aîné et s’orienta vers la philosophie . Les adieux de Fontainebleau le transportèrent de joie : le tyran avait chu . Il eut beau s’engager ainsi que la majorité de la promotion dans la garde royale, cela ne suffit pas à bien disposer les ultra-royalistes de la cour de Louis XVIII envers cette École dont ils feignaient d’oublier que les premières esquisses dataient de la fin du règne de Louis XV et dont ils craignaient la modernité et l’indépendance d’esprit .
Les pierres noires marquant l’année 1822 ne sont que trop connues . Jouffroy avait soutenu ses thèses dès 1816, était l’année suivante répétiteur, puis maître de confé- rences de philosophie à l’École . Il passait ainsi de la reprise des enseignements reçus par les normaliens à la Sorbonne (cours de Thurot) à l’exposé de son chef (le mot est de Damiron) . Il était chargé d’enseigner des disciplines dont il n’avait rien appris de trois sur quatre à Dijon : esthétique, psychologie (dès le cours de 1818, en 62 leçons), histoire de la philosophie . Au prix d’un labeur acharné, il fondait la psychologie théo- rique, posait les bases de la sociologie, et dès 1821 devait prendre un congé d’un an dans ses montagnes (Damiron là encore le remplaçait) . Ce fut le début de ses problèmes de santé, lui si robuste montagnard . La mort de son père l’avait, de plus, beaucoup affecté . C’est là qu’il apprit que d’un trait de plume le Grand Maître de l’Université, l’évêque in partibus d’Hermopolis, supprimait l’École normale, licenciait ses maîtres et ses élèves, sans la moindre indemnité pour les premiers, et expédiait à Vesoul ou à Sarlat les plus brillants des normaliens auxquels le lycée Henri-IV était promis .
Ces six années où l’idéologie de monseigneur Frayssinous prima, Jouffroy conti- nua de réunir (dès novembre 1822) les plus brillants des jeunes esprits, mais dans sa chambre parisienne (rue du Four) ; ils s’y pressaient à 20 ou 25 et ils ont tous ou presque laissé un nom . Ce professeur injustement et vainement persécuté trouvait le temps de traduire les maîtres de la philosophie écossaise (Dugald-Stewart et les œuvres complètes de Reid) et d’y adjoindre de substantielles Préfaces .
Le journal Le Globe créé en 1824 fédérait ces jeunes esprits et son fondateur, Paul-François Dubois (1812 l ; il dirigea l’École de 1840 à 1850) réunissait toute la jeunesse novatrice dans ses colonnes hebdomadaires (il fut bien vite l’organe de diffu- sion des Saint-Simoniens) . Jouffroy en était la grande plume . Dubois alla lui rendre visite dans ses montagnes . Celui-ci l’invita à une excursion sur la Dôle, au sommet du mont d’Or, ils partirent de grand matin et arrivèrent sur ce plateau pour voir le soleil se lever sur le Léman, le mont Blanc et toutes les Alpes enneigées . Dubois en garda un souvenir ébloui, d’autant qu’un pâtre indifférent au spectacle dont il était blasé était là pour rappeler la concrète nécessité du pain quotidien et des travaux des champs .
Réintégré dans son poste à l’École recréée (par le ministère Martignac !!) sous l’épi- thète préparatoire en 1828, il passa très vite à la Sorbonne, d’abord pour remplacer Charles Millon dans la chaire de philosophie ancienne (janvier 1829) et en juin il prit la chaire de Royer-Collard (histoire de la philosophie moderne) . Il orienta le cours vers la psychologie et traita des fonctions de la sensibilité, puis de celles de la raison . Après les journées de juillet, il fut rappelé à l’École pour les 2e et 3e années où il dut traiter des présocratiques, de Bacon et de Descartes . Il quitta l’École pour le Collège de France sur la chaire de philosophie grecque et latine (1832) tout en continuant d’enseigner en Sorbonne (cours de droit naturel en 1833) ; cinq ans plus tard il succéda à Laromiguière (philosophie générale) mais dès l’année suivante il dut abandonner le Collège . Un séjour de huit mois en Italie n’avait pu lui redonner la santé . Il démissionna ainsi en 1839 et tenta de reprendre un cours en Sorbonne . Très vite il y renonça . Sa santé ne cessait de se dégrader .
Il avait été élu en 1833 à l’Académie des Sciences morales et politiques, et s’était marié en 1831 avec Marie-Alexise Mourat . Cette année-là il représentait l’arrondissement de Pontarlier à la Chambre des députés . Sur sa tombe François Guizot résuma cette partie de son engagement : en politique il obtint plus de consi- dération que de bonheur. Et Damiron fait écho à ces déceptions : il trouva à son grand étonnement peu d’auxiliaires pour le soutenir et beaucoup d’adversaires pour l’attaquer.
Son testament intellectuel se trouve dans le très émouvant Discours prononcé pour la distribution des prix au Lycée Charlemagne (août 1840), repris à la fin des Nouveaux mélanges philosophiques . À l’intention des bacheliers qui quittaient les eaux calmes de l’Université pour affronter les tempêtes de l’existence, il rappelait le sens et la valeur de toute vie, en quelque position sociale qu’elle soit . Ce fut sa dernière manifestation officielle . Après un dernier séjour dans son cher Jura, il revint à Paris (il demeurait 27 rue d’Enfer, alors dans le XIIe arrondissement, aujourd’hui avenue Denfert- Rochereau, dans le XIVe) s’alita et mourut . Son décès fut déclaré par Paul Dubois qui énuméra tous ses titres devant le maire, Régulus Delanneau... à l’exception de sa maîtrise de conférences à l’École . Sa veuve chargea Philibert Damiron de publier ce qu’il jugeait utile de ses innombrables manuscrits ; la préface des Nouveaux mélanges est toute bruissante des scandales que produisirent certains textes trop novateurs et trop indépendants de la tradition .
Son portrait par Jean Gigoux (le dernier époux d’Ewa Hanska après Honoré de Balzac) laisse transparaître sa puissance de réflexion et sa sérénité . Ce peintre qui eut, octogénaire, le temps de rédiger les Souvenirs de (sa) vie rappelle, cinquante ans après, les fins de semaine quand il allait depuis le quai Malaquais, où il rejoignait Alfred de Vigny et celui qu’il présentait comme un jeune sage de la Grèce, jusqu’au château de Ville-Évrard (après le village de Neuilly-sur-Marne) rendre visite à un Comtois leur aîné, ami des arts et des humanités, le général François-Xavier Donzelot (1764- 1843) . Jouffroy ne cessait durant leur longue marche d’aborder les problèmes majeurs de la philosophie .
Il était parti avec Victor Cousin de cet éclectisme qui plaçait au centre de tout la Charte octroyée au nom de Dieu par le monarque restauré, et voulait retenir le meil- leur des systèmes de pensée préexistants . Très vite il remit en question cette vision, l’article-brûlot Comment les dogmes finissent, écrit en 1823 et publié dans le Globe deux ans plus tard sous Charles X, est la démonstration de cette marche vers le progrès (que rejoignirent les amis de Saint-Simon accueillis à bras ouverts par ce journal) et de la libération des chaînes des anciens préjugés, qui ne tiennent plus devant les leçons de la science et le raisonnement . Victor Hugo, Hector Berlioz, Eugène Delacroix sont ainsi ses héritiers au même titre que les philosophes, les juristes, les psychologues, les spécialistes d’esthétique... qu’il a formés directement par ses cours qui, de nos jours, achèvent d’être publiés grâce aux notes de ses élèves .
Ces quatre distiques de Sainte-Beuve, un de ses auditeurs fidèles et émerveillés de la rue du Four quand il était encore lycéen à Charlemagne, pour faire revivre l’ensei- gnant, le penseur, le chercheur dont la vie fut consacrée à l’Esprit pur cher à Vigny :
Vivez ! votre parole a des douceurs qu’on aime,
Parlez de vérité ;
Sage, parlez longtemps de justice suprême,
D’éternelle beauté !
Que savez-vous du Ciel ? Que devient l’âme en peine
Au sortir des bas lieux ?
Enseignez lentement, calme et tout d’une haleine,
Immense, harmonieux !
Ces vers sonnent comme un à la manière de ceux dont Diogène Laërce parsemait ses biographies des philosophes illustres mais sont le meilleur témoignage de son rayonnement .
Patrice CAUDERLIER (1965 l)