GUIBÉ François - 1964 s
GUIBÉ (François), né le 1er janvier 1946 à Caen (Calvados), décédé le 9 mai 2019 à Rodrigues dans l’océan Indien. – Promotion de 1964 s.
François était né dans une vieille famille normande où le devoir de garçon était de devenir chirurgien de génération en génération. François hésitait. Il a obtenu un baccalauréat général à 16 ans, puis à 17 ans un baccalauréat littéraire. Il a ensuite entrepris des études supérieures en Cycle prépa- ratoire aux études de médecine (CPEM) et finalement s’est présenté au concours D en sciences naturelles à l’ENS Ulm, promo 1964.
J’ai rencontré François Guibé en septembre 1964. Nous étions, avec une quin- zaine d’étudiants de plusieurs universités françaises, convoqués dans les laboratoires de l’ENS, rue d’Ulm et rue Lhomond, pour passer le concours dit « D ». Ce concours permettait de rejoindre les promotions d’élèves recrutés en juin après le cursus clas- sique des classes préparatoires. Les étudiants ayant été reçus premier ou deuxième à la fin de la première année d’université pouvaient se présenter au concours D en septembre. Je me souviens très bien avoir sympathisé avec François dès les premiers jours du concours qui s’étalait sur la semaine. Pourquoi, lorsqu’un groupe se forme, certains, et pas d’autres, établissent facilement une relation ? Ce serait long à analyser mais le regard, le sourire, l’attitude corporelle jouent un rôle déterminant. Ce concours a été pour moi, et certainement pour François aussi, l’expérience la plus marquante de mon cursus universitaire. On en a souvent parlé la première année d’école. Le concours consistait, essentiellement, en épreuves orales dans toutes les matières, mathématique, physique, chimie, sciences naturelles. Nous étions inter- rogés pendant une petite heure sur ce que nous avions appris en première année d’université, mais surtout sur ce que nous ne savions pas : une sorte de maïeutique. Pour cela, nous étions aidés par des axiomes, des hypothèses et des données que nous distillait l’interrogateur. On testait nos limites.
Nous avons été quatre reçus : François, Alain Sarrazin, Bernard Michaux et moi-même.
C’est pendant la première année d’École que j’ai le mieux connu François car nous étions co-thurnes. Notre thurne n’était pas la plus moderne de l’École, mais elle était idéalement située dans le bâtiment historique, au rez-de-chaussée. Elle s’ouvrait sur le déambulatoire entourant la « cour aux Ernests », « le cloître », juste en face du « pot » et des panneaux d’affichages des partis politiques, associations et groupuscules. En 1964, on était dans une période « calme » pour l’affichage, entre la décroissance lente mais inéluctable des communistes-trotskistes qui avaient régné sur l’École après la guerre et l’émergence des maoïstes et des révolutionnaires de la Ligue communiste qui déferleront sur l’École, après 1968. François et moi étions loin de la politique, en particulier de celle-là. Nous n’étions pas non plus fascinés par le personnage qui venait d’ouvrir, en 1964, son séminaire hebdomadaire et attirait un nombre considérable de fidèles, parfois « bizarres », dont les voitures, garées à la hâte, neutralisaient physiquement la rue d’Ulm. Je veux parler de Jacques Lacan.
Nous avions des préoccupations plus prosaïques. Quelques mois auparavant, nous ne connaissions pas la rue d’Ulm, ou si peu. Un nouveau monde s’ouvrait à nous avec ses codes que nous devions appréhender, sans nous faire remarquer. Il nous fallait être discrets et nous intégrer doucement. Il fallait aussi faire semblant de connaître la signification de « l’argot local », inconnu au-delà du 5e : « aquarium, archicube, tapir, caïman, talas, anti-talas... ». La cour aux Ernests si paisible, entourée de bustes de personnages, à l’écrasante célébrité, était notre refuge après de longues heures d’études dans notre thurne. J’appris, seulement quelques mois après notre arrivée, que les Ernests, ces poissons rouges, peu vigoureux du bassin avaient été affublés de ce nom en référence à un ancien directeur, Ernest Bersot (1836 l). Pourquoi son prénom avait-il été donné à ces cyprinidés ? Mystère. François avait choisi de faire de la chimie alors que j’étais un « natu » pur jus. Nous n’avions donc pas les mêmes cours et nous nous retrouvions, en fin d’après-midi, pour bosser et discuter. Il nous fallait bosser et assez dur. En effet, nos camarades de promotion avaient déjà travaillé plus que de raison dans des classes préparatoires, alors que nous n’avions fait qu’une année d’université. Pour eux, la licence était un jeu d’enfants, pour nous, elle était à appréhender avec sérieux. François était un co-thurne agréable. Il avait un petit air espiègle, bienveillant et un sourire, un peu énigmatique, qui faisait son charme. Il avait une distinction, une élégance naturelle remarquable.
François avait un peu de mal avec ses cours de chimie et surtout avec ceux de physique, ce qui ne l’empêcha pas de réussir brillamment ses examens. Je me souviens des soirées qu’il passait, jusqu’à parfois fort tard, sur ses cours et, en particulier, qu’il pestait sur l’équation de Schrödinger... Je n’avais pas le même rythme de travail, étant plus du jour que de la nuit. Après 22 heures, je ne pouvais plus étudier. Je lisais et me couchais laissant François devant son bureau, seulement éclairé par une discrète petite lampe qu’il maintenait ainsi, afin de ne pas déranger mon sommeil. Je suis certain qu’il a gardé toute sa vie cette discrétion et attention aux autres. Le week-end, François regagnait sa famille à Caen. Je restais seul, pouvant inviter qui je voulais. On entrait alors à l’École, par la petite porte de la rue d’Ulm, ouverte jour et nuit, à tous et à toutes. Une liberté totale bien avant 1968... Cette ouverture physique et intellectuelle de l’ENS nous émerveillait et a certainement imprégné, pour toujours, notre parcours professionnel et personnel. On faisait quand même quelques fêtes et facéties. Je me souviens d’une virée boulevard Jourdan, à « l’ENS des filles », avec fausses barbiches, œillet rouge à la boutonnière. Sur le chemin, une longue pause au parc Montsouris, superbe au printemps 1965, a été immor- talisée par une photo sur laquelle figure, sérieux, François. Je me souviens aussi du bal de l’École (dont l’affiche représentait Pompidolix, Georges Pompidou (1931 l), superbement dessiné par Jean Effel, nu, sur un cheval, en chef gaulois).
Nous étions allés, à cette occasion, avec François, « taper » de quelques subven- tions des archicubes du 5e qui avaient réussi... Bien évidemment, on avait fait cette traditionnelle balade sur les toits de l’École bien connue des normaliens et immortalisée par Jules Romains.
Les années suivantes nous ont séparés, nous n’avions ni les mêmes cours, ni la même thurne. Ne travaillant pas dans le même domaine de recherche, n’étant pas dans la même université, nous avions de moins en moins de contacts. La vie, qui passe vite à cet âge, nous a définitivement éloignés. J’avais de ses nouvelles par un autre camarade de l’École, que je voyais plus souvent, Jean-Marc Jallon (1965 s), disparu l’année dernière, lui aussi, et qui fait l’objet d’une notice d’une notice dans ce même numéro (page 206).
À l’initiative de Vincent Perthuisot, la promotion 1964 des natus s’est réunie pour les 50 ans de notre intégration à l’École. François m’était apparu très heureux et épanoui. Il voyageait beaucoup avec son épouse Eryka. Il m’a longuement parlé de la Birmanie et de l’Inde, et aussi de ses deux petits-enfants dont il nous envoya la photo pour les vœux 2018. C’est au cours d’un de ces voyages que François a trouvé une fin tragique.
Je me souviendrai à jamais de cette année 1964, de mon co-thurne François, de son sourire et de sa gentillesse.
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Son stage de DEA s’est déroulé à l’université d’Orsay dans le laboratoire du Pr M. Vilkas, où François décida finalement de devenir chimiste. En 1968, il est entré au CNRS. La même année, il a épousé une collègue de laboratoire, Eryka Jampel. Il a soutenu sa thèse de doctorat d’État sur l’alkylation d’énolates en 1973.
Après son service militaire effectué dans un laboratoire de l’École polytechnique, il est parti en post-doc à l’université de Berkeley (aux États-Unis en Californie) avec sa femme et sa fille Anne. Il a travaillé, comme il le désirait depuis longtemps, au laboratoire du Pr A. Streitwieser sur l’acidité thermodynamique et cinétique d’hydrocarbures.
À son retour en France, il a rejoint le CNRS à Thiais, puis en 1977, il est retourné à l’université d’Orsay dans le laboratoire du Pr L. Salem afin de s’initier à la chimie théorique. Sa seconde fille Claire naîtra en 1979.
Promu directeur de recherche au CNRS, il intégra le Laboratoire de synthèse asymétrique, dirigé par le Pr H. Kagan puis le Pr J.-C. Fiaud.
J.-C Fiaud se souvient de François, de sa discrétion, sa modesti. malgré sa noto- riété et la considération que lui témoignaient ses proches : « bien qu’ayant – pendant près de 20 ans – travaillé dans le même laboratoire, et l’ayant ainsi côtoyé presque quotidiennement, ce n’est qu’après sa disparition que j’ai appris que François avait été élève de l’ENS ; il n’en faisait jamais état. » François était un chercheur brillant, un expérimentateur hors pair. Ses travaux en synthèse organique lui ont assuré une notoriété internationale considérable. Une grande partie de ceux-ci mettait en jeu des réactions de catalyse homogène promues par des complexes de palladium. Je n’en cite que deux : d’une part l’utilisation de tributylétain comme agent réducteur en synthèse organique, qu’il a grandement développée, contribuant à mettre à disposi- tion de notre communauté un important outil en synthèse organique. D’autre part, les travaux qui ont reçu la plus grande audience ont concerné la mise au point de nouveaux processus de protection-déprotection d’aminoacides en milieu neutre, via l’allylation-désallylation de leurs fonctions azotées et oxygénées, ici encore par l’intermédiaire de catalyse avec des complexes de palladium. Ces méthodes ont été appliquées à la synthèse peptidique, notamment en phase solide. Elles ont constitué une précieuse et très appréciée avancée dans ce champ de recherche.
François a encadré de nombreux étudiants et chercheurs auxquels il a transmis le plaisir de la recherche et dispensé une solide formation.
Sa grande compétence, sa droiture, sa rigueur scientifique, sa constante disponi- bilité, la confiance qu’il inspirait, ont encouragé plusieurs collègues de l’Institut de chimie moléculaire d’Orsay (ICMO) à engager avec lui de fructueuses collaborations.
Outre une œuvre scientifique conséquente, il laisse – à ceux qui ont eu la chance de le connaître – l’image d’un collègue de laboratoire discret mais efficace, d’une compagnie agréable et recherchée. François traitait avec rigueur, sans complaisance, des sujets les plus sérieux, avec toujours néanmoins un humour élégant, ce qui rendait les échanges avec lui très agréables.
François n’aimait pas les conflits ; il était conciliant et avait un goût prononcé pour la justice. En 1986, il n’a pas hésité à s’engager et participer aux côtés des thésards de l’ICMO, à la mobilisation contre la loi Devaquet. Que de kilomètres parcourus, bras dessus bras dessous, mais surtout que de frayeur lors de la manifes- tation du 6 décembre.
François était un grand passionné de sports (ski, tennis, plongée...), de nature, mais aussi de lectures dans tous les domaines (science, littérature, peinture...).
À la retraite, François s’est occupé à défendre, auprès des médias, le principe des OGM comme un outil incontournable de recherche. Il militait contre les commu- nications alarmistes des principes de précaution d’emploi des produits chimiques (entre autres les glyphosates). Il reprit des études de mathématiques et commença de grands voyages, notamment en Extrême Orient (Birmanie, Laos, Cambodge, Philippines, Vietnam...). En bon vivant, il avait grand plaisir à revenir à l’ICMO retrouver ses anciens collègues lors des événements festifs.
Emporté brutalement lors de son dernier voyage dans l’océan Indien alors qu’il admirait les fonds marins, François repose dorénavant au cimetière de Gif-sur-Yvette. Il laisse à tous le souvenir d’un chercheur brillant et d’un homme d’une extrême gentillesse, sensible et attachant.
Joël BOCKAERT (1964 s)
professeur émérite, université de Montpellier
Témoignages d’Eryka, sa femme,
de Jean-Claude FIAUD, professeur honoraire de l’université Paris Sud, de Corinne Legros, collègue de l’ICMO
Des échanges ont eu lieu avec
Georges CHAPOUTHIER (1964 s)et Jean-Claude THOMAS (1965 s)