ECK Suzanne - 1947 L

ECK (Suzanne), née à Ribeauvillé (Haut-Rhin) le 15 juin 1927, décédée à Colmar (Haut-Rhin) le 21 juin 2015. – Promotion de 1947 L.


Suzanne Eck est née dans une famille alsacienne protestante, cultivée et musi- cienne ; son père, germaniste, quitta l’Alsace en 1939 pour n’y revenir qu’après la guerre, car l’université de Strasbourg avait dû se replier à Clermont-Ferrand . Suzanne fit ses études secondaires dans cette ville et y passa le baccalauréat en 1943 . Elle entra ensuite en khâgne à Paris, au lycée Fénelon, où je fis sa connaissance . Blonde, robuste et brillante, ce fut d’abord une bonne camarade − « Sannele », comme on l’appelait dans sa famille dont je connus la chaleureuse hospitalité − pour devenir ensuite une amie ; à travers toutes les vicissitudes de la vie, cette amitié ne s’est pas démentie jusqu’à sa mort .

Nous sommes entrées à Sèvres en 1947 . Notre première année fut heureuse, nous allions au concert, à l’opéra, et nous apprenions l’hébreu pour lire le Premier Testament, comme nous nous étions promis de le faire si nous réussissions au concours . Nous bénéficiions pour cela de l’initiation à l’hébreu, tant moderne que biblique, proposée avec un grand dynamisme par Suzanne Daniel (1936 L), alors répétitrice de grec à l’École . Cette scolarité qui aurait dû être sans histoire fut bruta- lement bouleversée pour Suzanne par la mort de ses parents, qui se tuèrent tous deux en voiture en septembre 1948 . Cette catastrophe perturba ses études (elle dut faire sa seconde année à Strasbourg) et retarda sa préparation de l’agrégation des lettres, dont elle fut cacique en 1953 .

Entre temps, une longue évolution intérieure l’avait menée du protestantisme au catholicisme, par approfondissement plutôt que par rupture : elle entra formel- lement dans l’Église le 28 août 1949, décision qui allait orienter toute sa vie, puisqu’elle devait y réaliser une vocation contemplative et devenir moniale domi- nicaine . Elle entra en effet le 1er septembre 1953 au monastère Saint-Jean-Baptiste d’Unterlinden, situé alors à Logelbach près de Colmar et transféré à Orbey dans les Vosges en 1973 . Elle vécut toute sa vie dans la fidélité à ce choix, sauf une période d’exclaustration, de 1971 à 1973, où elle enseigna pendant deux ans à l’École de la foi, fondée à Fribourg (Suisse) par le P . Jacques Loeuw, un des premiers prêtres ouvriers . Elle exerça diverses responsabilités dans son ordre : prieure d’Orbey de 1978 à 1981, membre d’une commission de révision des constitutions des moniales (Rome, février-mars et novembre-décembre 1982), elle dut même accepter d’être prieure d’un couvent du canton de Saint-Gall (Weesen), de 1985 à 1991 . Elle eut aussi une grande activité de formation, en particulier en assurant pendant des années la session d’introduction aux mystiques rhénans proposée aux novices dominicains .

Ce dernier point nous permet d’approcher un peu de ce qu’une notice biogra- phique laisse souvent échapper, l’aventure intérieure de la personne dont on parle . C’est progressivement en effet, et poussée par une exigence intime que Suzanne Eck s’est intéressée aux mystiques dominicains du xive siècle, Eckhart, Tauler et Suso . Dans les premières années de sa vie religieuse, elle avait surtout travaillé les Pères grecs . Elle traduisit en particulier, à la demande d’Urs von Balthasar qui avait décou- vert en elle une contemplative sachant le grec et l’allemand, un recueil de textes d’Origène qu’il avait publié autrefois en allemand et qu’il voulait maintenant présen- ter au public français . Le recenseur de cette anthologie dans L’Antiquité classique (1960, 29-2) loue « la beauté, la fermeté et la fluidité [...] de cette excellente traduc- tion . » Mais, signe d’une misogynie qu’on espère seulement d’époque, l’édition ne mentionnait pas le nom de la traductrice, dont le travail était attribué à des « domi- nicains d’Unterlinden » qui n’existèrent jamais (le couvent d’Unterlinden originel, aujourd’hui musée de Colmar et célèbre pour abriter le retable d’Issenheim, était un couvent de femmes) . En 1979, progrès, ses traductions de Clément de Rome et du Pseudo-Barnabé sont dus à « sœur Suzanne-Dominique », et ses livres enfin, dans les années 90, à « Suzanne Eck »...

Mais si elle aima toujours les Pères, comme en témoignent les articles qu’elle donna plusieurs fois à Connaissance des Pères de l’Église, elle se nourrit de plus en plus des rhénans, et en devint peu à peu spécialiste, sollicitée de tous côtés pour des sessions d’initiation à ces mystiques, tant pour les membres de son ordre que pour ce qu’il est convenu d’appeler le grand public, un public non universitaire, et peu familier des arcanes de la spéculation théologique .

Mais comment peut-on mettre à la portée de tout un chacun sans les affadir des auteurs à juste titre réputés difficiles, ou même très difficiles dans le cas d’Eckhart, leur maître à tous ? Abordé avec révérence par les philosophes, étudié de près par d’excellents experts de la pensée médiévale, ce dernier reste sur bien des points énig- matique et malgré toutes les élucidations possibles, son œuvre n’a pas fini d’exercer les esprits . Et pourtant Suzanne Eck proposait déjà avec assurance, dès 1980, l’idée qu’on pouvait suivre ses pas et ceux de Tauler, son principal et fidèle disciple, comme s’il n’y avait rien de plus simple et sans se soucier le moins du monde de la complexité philosophique et/ou théologique des textes concernés .

Je crois qu’il est important de préciser qu’il ne s’agissait pas là − qu’il ne s’agit pas, puisque ses livres nous restent − d’une vulgarisation forcément réductrice de hautes pensées . Il s’agit d’essayer de retrouver leur intention première . Elles ne relèvent pas tant du registre de la recherche, que de celui de la prédication . Elles figurent dans des sermons prononcés en allemand (S . Eck laisse de côté l’œuvre latine d’Eckhart) et destinés à des religieuses ou à des béguines et non à de futurs agrégés de philoso- phie ; les auteurs cherchent à y communiquer ce qu’ils ont vu, ou entrevu, des choses de Dieu . Ils sont ainsi fidèles à la devise de leur ordre − contemplari et contemplata aliis tradere − où l’idée de transmettre ce qu’on a contemplé se situe dans la perspec- tive de l’approfondissement de la vie chrétienne . Pierre Hadot nous a rappelé que la philosophie était dans l’Antiquité un mode de vie et non avant tout la proposition d’un système ; a fortiori, la prédication « mystique » propose-t-elle un chemin plutôt qu’une construction intellectuelle . C’est ce chemin que Suzanne Eck souhaitait à son tour ouvrir ou faciliter à ses auditeurs ou lecteurs .

Pour cela il faut aller, au-delà de ce qu’elle ose appeler à propos d’Eckhart un « docte charabia », jusqu’à ce qui est réellement en question dans ce qu’il essaie de dire, comme Tauler avec lui . En d’autres termes, il faut quitter la sécurité du concept pour prendre conscience qu’on tente de parler de quelque chose, et il ne faut pas en rester au jeu des concepts et toujours se souvenir qu’ils tentent d’approcher une réalité .

Quand je lui demandai, dans une des nombreuses lettres que nous échangeâmes (loin d’être toutes consacrées à la mystique !), si elle ne donnait pas de la négativité chère à Eckhart quand il parle de « dépasser le Christ » (oportet transire) une inter- pretatio excessivement benigna , elle me répondit qu’à ses yeux il élucidait autant que faire se peut la relation du Christ au Père et nous invitait à entrer dans cette relation, ce qui est l’essence de « l’imitation de Jésus-Christ » et donc de la vie chrétienne . En dépassant, ce qui est classique, « les limites de la consolation sensible et de la gour- mandise spirituelle » .

Une approche comme celle-là, qui instaure la relation au Christ à ce niveau de radicalité, est toute différente d’un recours au « vécu », à la pure subjectivité, ou à ces gnoses faciles qui croient que moins on pense, plus on sait . Il n’y avait rien chez Suzanne Eck de cet anti-intellectualisme primaire fréquent chez ceux qui se piquent de piété : des trois rhénans, Suso, le plus sentimental, est celui qui l’intéressait le moins . Eckart, le plus difficile, la fascinait visiblement parce qu’elle voyait en lui un guide sûr et nourrissant si on le lit comme il faut . Le titre d’un article qu’elle donna à Communio en 2004, « Pour un bon usage de la sagesse de maître Eckhart », résume bien son point de vue .

Je puis témoigner que ce n’était pas là non plus un pur discours . Déjà souffrante depuis un certain temps, elle fut informée en 2007, avec une brutalité inouïe, d’un diagnostic de Parkinson assorti d’un tableau aussi noir que possible de l’évolution qui l’attendait ; et on lui annonça sans ménagement que « son cerveau s’en allait » et s’en irait de plus en plus, avec toutes les conséquences intellectuelles et motrices de cette déroute . Évidemment très affectée par cette nouvelle, elle réagit en utilisant spontané- ment une formule d’Eckhart, comme le montre une lettre qu’elle m’envoya peu après . Il s’y agit de l’appartenance réciproque de l’âme et de Dieu, et elle vient d’un des plus beaux (et des plus paradoxaux) sermons d’Eckhart, sur Marthe et Marie . Le fait d’y recourir ainsi, dans une telle situation, en dit long sur la qualité de son rapport avec le maître rhénan .

L’évolution de sa maladie, qui dura huit ans, devait se révéler pire que le tableau pourtant peu amène qu’on lui en avait fait . Après des moments très difficiles, elle dut entrer à l’EPHAD des sœurs de Ribeauvillé en janvier 2012, qu’elle ne quitta que pour l’hôpital de Colmar où elle mourut . Elle bénéficia dans cette dernière période de sa vie du réconfort d’amitiés fidèles, dont l’une d’elles en particulier sut donner au mot « accompagnement » une réalité saisissante .

Irène FERNANDEZ (1947 L)

Livres et travaux

Des traductions du grec : Origène, Esprit et feu, tome Ier, L’âme, tome II, Le Christ, Parole de Dieu, Éditions du Cerf, 1959 et 1960 ; Pères apostoliques, Épître de Clément de Rome, 1979, Lettre de Barnabé, 1979, réédition in Les Pères apostoliques, en un volume, Éditions du Cerf, 1991 .

Beaucoup de sessions d’initiation et de formation à la mystique rhénane, surtout après son intervention dans une émission de France Culture consacrée à Tauler (8 décembre 1980), qui fit connaître ses compétences à ce sujet .
Trois livres :
Initiation à Jean Tauler, éditions du Cerf, 1994 ; Jetez-vous en Dieu, Initiation à Maître Eckhart, Éditions du Cerf, 1998, préface de Timothy Radcliffe, rééd . 2011 ; Prédicateurs de la grâce, Études sur les mystiques rhénans, Éditions du Cerf, 2009 .