DROUAULT François - 1955 l
DROUAULT François, né le 13 juin 1935 à Paris, décédé le 6 novembre 2017 à Paris. – Promotion de 1955 l.
Le père de François Drouault, Jean Drouault, avait été engagé volontaire à l’âge de seize ans pendant la Première Guerre mondiale . Il y avait été gravement blessé à plusieurs reprises . Il avait ensuite travaillé dans un ministère . Sa mère, Georgette Perrot avait exercé un certain temps la profession de dentiste .
François m’avait évoqué les récits précis que lui avait faits son père de la vie terrible des soldats dans les tranchées .
Il avait intégré l’École en 1955 à partir de la khâgne alors prestigieuse du lycée Louis-Le-Grand – en provenaient aussi, cette même année 1955, Jean-Paul Abribat, Maurice Arveiller, Jacques Bersani, François Billacois, Claude Hagège, André Lacaux, François-Bernard Mâche, Jean Métayer, Pierre Petitmengin (cacique de promotion), Jean-Marc Pelorson . De Henri-IV, préparation moins performante, arrivaient, cette année-là, Yves Cannac, Émile Jalley, Jean Raimond .
Henri Dreyfus-Le-Foyer et Étienne Borne, bien connus à l’époque, faisaient partie des professeurs de philosophie qui officiaient dans l’hypokhâgne-khâgne de Louis-Le- Grand, en commun avec celle de Henri-IV .
L’un des condisciples de François Drouault en khâgne, Pelorson, dit se « souve- nir d’une haute stature souriante mais volontiers silencieuse » . Oui, c’est bien cela . À l’École, il était un garçon de belle prestance, de parole affable mais de conduite discrète .
D’emblée, dans cette promotion 1955, s’était constitué un trio amical de « philo- sophes » : Abribat, Drouault, Jalley . Pendant deux ans au moins, leurs conversations quotidiennes portaient, entre autres choses, sur les « postkantiens » : Fichte pour Abribat, Schelling pour Drouault, Hegel pour Jalley .
Jamais, pendant les quarante années de ma carrière universitaire ultérieure, avec aucun collègue, je n’ai retrouvé une telle intensité d’intérêt, d’animation et d’écoute dans la communication intellectuelle .
Nous occupions en première année, donnant sur la cour aux Ernest, deux thurnes : Drouault avec Métayer et Petitmengin ainsi que Ripoll et Jalley avec Cannac, Raimond et Stuveras . Dans cette dernière une frise peinte pleine de talent, aujourd’hui disparue, représentait le « Méga », le bizutage . Elle est devenue l’actuel Bureau A102D . Cette année-là, on achevait la transformation des anciens dortoirs collectifs en thurnes modernes individuelles .
Nous n’allions guère aux cours de la Sorbonne, Jalley un peu plus : chez Alquié surtout, Gouhier et Jankélévitch un peu . L’année de l’agrégation (1959), nous suivions le samedi les prestations étincelantes de l’assistant Deleuze, également l’heure hebdoma- daire de Ricoeur, celle de Canguilhem parfois . Nous apprenions à peu près tout à l’écart de la Sorbonne, par la lecture des grands textes classiques, et nos échanges d’idées à trois .
D’une pensée claire et nette, d’une élocution animée et dynamique, François Drouault était cacique de l’agrégation de philosophie en 1959 . Yves Cannac, doué des mêmes qualités, était cacique cette même année à l’agrégation d’histoire, avant de l’être un peu plus tard à l’entrée puis à la sortie de l’ENA (on n’a jamais fait mieux parmi les « politiques » en vue depuis) . Se présentèrent aussi la même année à l’agrégation de philosophie René Orléan (cacique de la promotion scientifique), Jacques Lautman et Jean-François Richard ; Sarah Kofman et Annick Saget égale- ment . La même année toujours, Jacques Bersani était cacique à l’agrégation de lettres, tandis que Jean Raimond l’avait été à celle d’anglais déjà l’année précédente en 1958 !
Figuraient au programme de l’écrit cette année-là Aristote, Spinoza, Rousseau, et Comte ; au programme de l’oral – si ma mémoire est bonne – des textes d’Aristote (Éthique à Nicomaque), Malebranche (La Nature et la grâce), Rousseau (La Nouvelle Héloïse), Kant (Critique du jugement), Nietzsche (Généalogie de la morale), Ravaisson (Psychologie et métaphysique) .
Louis Althusser (1939 l) ne nous suivait que deux heures par semaine, l’année de l’agrégation seulement, où les agrégatifs parlaient bien plus que lui, en général salle Cavaillès . Existaient aussi les cours hebdomadaires de Jean Hyppolite (1925 l) (salle des Actes : Fichte, Freud, Heidegger, Husserl), de Roger Martin (logique en première année), des séries occasionnelles de conférences d’André Ombredanne (1919* l) (psychologie), de Jean Beaufret (1928 l) (divers textes), Jules Vuillemin (1939 l) (Husserl), Victor Goldschmidt (textes grecs) .
Une grande partie des conversations de notre trio se passait dans les deux cafés Piron et Guimard, qui existent encore rue Gay-Lussac et rue de l’Abbé-de-l’Épée, mais évidemment sous d’autres noms de propriétaires .
À vrai dire, le trio des philosophes s’élargissait aussi en un groupe un peu plus grand, avec l’historien Yves Cannac, les littéraires Jacques Bersani, Jean Métayer et René Pommier, l’angliciste Jean Raimond . Au cours de la première année, ce groupe avait animé une section radicale socialiste (surtout Abribat et Cannac), motivée par le renou- veau politique de Pierre Mendès-France, qui était venu faire une conférence à l’École . Au bout de quelque temps, la passion politique se calmant, cette section radicale avait reçu le surnom bizarre de « chuchion » qui lui était restée au cours des années suivantes .
Le samedi matin avait lieu la préparation militaire au Fort de Vincennes (IMO : instruction militaire obligatoire), pendant trois années de suite . On s’y rendait parfois en utilisant les grands taxis de l’époque, des Renault de forme carrée et de couleur bordeaux avec des strapontins, appelés G7 . Là-bas un officier nous apprenait par exemple que les chefs fellagas étaient assez fêlés pour faire croire à leurs hommes stupides qu’en plantant le soir des cailloux dans le désert, le lendemain matin, on y récoltait des hommes tout frais poussés pendant la nuit . Personne n’osait manifester . Des stages d’été avaient lieu aux camps de Montlhéry et de Frileuse, au fort des Rousses .
L’année d’après l’agrégation, François Drouault fit une année supplémentaire à l’École, au cours de laquelle il prit contact et retint même l’attention du sociologue Georges Friedmann (1923 l) . Il rencontra également Vladimir Jankélévitch (1922 l) . Il semble qu’il ait été en ces deux occasions à la recherche d’un poste d’assistant dans l’enseignement supérieur qui ne vint jamais, ce qui peut rétrospectivement beaucoup étonner .
C’est à partir de ce moment-là que nous nous sommes perdus de vue pour un temps assez long . Nous ne reprîmes de relation assez régulière qu’à la faveur d’une correspondance pendant les quelque dix dernières années de sa vie, où il s’était installé aux États-Unis à Los Angeles .
Dans le cadre de cette correspondance, François en était venu à m’évoquer la période de son service militaire en Algérie dans un texte intéressant que je pense utile de communiquer pour mémoire dans tout son détail : « J’ai fait mes deux années de service dans la Marine nationale (La Royale), où, après une courte formation, j’ai fonctionné comme psychologue au sein du service de Santé . J’étais chargé de tester les engagés volontaires, de détecter d’éventuels problèmes psychiatriques, et de formuler des recommandations quant à l’orienta- tion vers telle ou telle spécialité (radariste, sous-marinier, etc .) J’ai fait cela pendant six mois à Toulon, puis je me suis porté volontaire pour l’Algérie . J’ai été affecté à l’École des fusiliers marins près d’Alger . J’y suis arrivé au début d’avril 61 (juste pour apprendre le putsch des généraux), et j’en suis reparti un an après pour terminer mes deux années à Toulon . Pendant cette période, la préoccupation dominante était l’OAS, et plus tellement le FLN . J’allais de temps en temps à Alger, et il s’en est même fallu de peu que je sois occis par un tir de mortier qui visait un marché près du port . Les officiers de marine en poste avaient, pour nombre d`entre eux, « fait l’Indochine », et je crois qu’ils étaient en majorité pour l’« Algérie française », mais ils s`interdisaient toute prise de position politique . L’École formait, en plus des « regular F . M . », les commandos (qui étaient l’équivalent des Marines US) . Les commandos, une fois achevée leur formation, étaient envoyés en opération (c’était à l`époque sur la frontière marocaine, où leur tâche était de juguler les possibles infiltrations) . La zone où était située l’École était depuis longtemps « pacifiée », et les patrouilles nocturnes s’effectuaient pour la forme .
J’allais aussi une fois par mois à la base aéronavale de Lartigue, près d’Oran, pour tester les engagés . Durant toute cette période, je n’ai donc pas été vraiment au contact de la « pacification » et je n’ai jamais entendu parler de rien . En fait, j’étais ce qu’on appelle un « planqué » . . . En réalité, je n’étais pas le seul . . . Et bien des années après, je me suis rendu compte que j’avais fait un bon choix . . . Amené à fréquenter les pays d’Afrique du Nord (y compris l’Algérie) pour y représenter ma Compagnie (d’assu- rances), je m’y suis fait de bons amis, mais la question préalable qui m’était posée était toujours : où étiez-vous pendant la guerre ? Je pouvais me permettre de tranquilliser mes interlocuteurs . »
Par la suite, François Drouault renonçait à la carrière universitaire, à laquelle semblait le destiner tout naturellement ce caciquat à l’agrégation . C’est, m’a-t-il suggéré un jour, à l’instigation de son milieu familial qu’il s’était orienté vers la carrière socialement plus aisée et rémunératrice des affaires .
À ce propos, je me permets de reproduire un texte qui m’a été communiqué par sa fille Aline, au titre d’un « Message diffusé par la Fédération française de l’assurance (FFA) » :
« Monsieur François Drouault est né en 1935 et est décédé le 6 novembre 2017 à l’âge de 82 ans .
Diplômé de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il était également agrégé de philosophie . Après quelques premières années de vie professionnelle comme professeur de lycée [1962-1968 ?], il a été recruté par le président Leca, premier diri- geant de la nouvelle compagnie UAP, en 1968 pour l’assister en tant que directeur de cabinet . Très rapidement il lui a été confié la charge d’organiser la filière Réassurance d’UAP puis en 1973 il a été nommé président du GIE La Réunion Européenne (créé en 1969) en même temps qu’administrateur-directeur général de La Réunion Française . Il a été également l’initiateur et fondateur du Garex en 1980 .
Personnalité très attachante, chaleureuse et toujours à l’écoute de ceux qui l’approchaient, visionnaire pour toujours devancer les évolutions de plus en plus rapides de l’économie internationale, il a consacré toute sa vie professionnelle dans l’assurance, à promouvoir et développer la branche Transports en France . Il a ainsi occupé de nombreux mandats de présidents d’organisation professionnelle incarnant le marché au bénéfice de tous ses acteurs . Sous son impulsion le marché français est devenu le troisième marché mondial en assurance de Corps maritimes et le quatrième en assurance de Marchandises nouant des relations d’affaires, dura- blement et partout .
Monsieur François Drouault était officier dans l’Ordre national du Mérite .
À 60 ans en 1995, ayant décidé de faire valoir ses droits à la retraite, il est parti vivre aux États-Unis où il est resté 22 ans, s’attachant à se tenir toujours étroitement informé des évolutions du marché Transports qu’il avait tant servi et aimé . Le marché de l’assurance Transports gardera de lui l’image d’une très grande figure et lui est reconnaissant de ses nombreuses initiatives .
À la demande de sa famille, ses obsèques se dérouleront dans la plus stricte intimité . »
De son côté, l’Annuaire des anciens élèves de l’ENS de l’année 1971 évoque sous les termes de « Directeur adjoint de l’Union des assurances de Paris » cette nouvelle carrière de François Drouault .
Dans sa profession d’homme d’affaires, François Drouault aurait conservé une certaine nostalgie pour la philosophie ; on a rapporté qu’il aurait continué à en lire pendant les week-ends .
Reprenant contact un jour, nous avons communiqué régulièrement entre 2009 et 2017 sur des sujets très variés, de préférence sociétaux . Il jugeait de la société améri- caine avec une objectivité détachée certes, mais marquée aussi d’un ton plutôt sévère .
Le décès à Los Angeles de son épouse Élise, en mai 2017, l’avait laissé, m’a-t-il alors écrit, très « désemparé » . Dès le mois d’août, il quittait les États-Unis pour se réinstal- ler en France, afin de se rapprocher de ses enfants . Cependant, il semblait avoir grand mal à supporter le deuil conjugal qui l’affectait au point que, vers la mi-octobre, il me déclara inopinément et à ma surprise, au cours d’une conversation téléphonique, qu’il ressentait qu’il « ne vivrait pas longtemps » . Ce que semblait tout de même démentir le ton toujours alerte comme à l’ordinaire de sa voix . Or c’est quinze jours plus tard que son fils Ariel me téléphona, avant que sa sœur Aline ne me l’écrive elle-même, pour m’apprendre le décès de leur père .
Lors d’une de nos toutes dernières conversations au téléphone, nous nous disions ressentir comme l’indice inquiétant d’une formidable aliénation géopolitique et culturelle le fait que l’École normale supérieure, jadis créée par le Décret de la Convention du 9 Brumaire An III, arborât aujourd’hui un panonceau la présen- tant comme l’une des simples dépendances d’une « P .S .L . (Paris-Sciences-Lettres) – Research University » !
Nous nous étions inquiétés aussi de ce que depuis un certain temps le téléphone personnel de Jean-Paul Abribat n’atteignait plus personne .
Ses obsèques ont eu lieu le 8 novembre au cimetière du Père-Lachaise, dans une stricte intimité familiale . Il avait 82 ans . Il était père de quatre enfants : Aline, Laure, Rémy et Ariel .
Aux propos précédents, s’ajoute le commentaire qui m’est parvenu depuis de Jean Raimond : « J’ai de lui le souvenir d’un être des plus distingués et d’une extrême discrétion . »
Émile JALLEY (1955 l)
avec Aline DROUAULT,
Jacques BERSANI (1955 l),
Yves CARNAC (1955 l),
Jean MÉTAYER (1955 l),
Jean-Marc PELORSON (1955 l),
René POMMIER (1955 l),
Jean RAIMOND (1955 l),
Pascale MENTRÉ (1957 S) .