CHARNEUX Pierre - 1947 l
CHARNEUX (Pierre), né à Poix-Terron (Ardennes) le 7 octobre 1927, décédé à Heillecourt (Meurthe-et-Moselle) le 27 mai 2016. – Promotion 1947 l.
La carrière de Pierre Charneux est un exemple de réussite due au mérite républicain . Il est l’aîné d’une fratrie de six, né dans une famille très modeste – père couvreur et pompier volontaire, mère sans profession – au point que dans son enfance, il travaillait l’hiver à la lueur d’une bougie . Il passe son certificat d’études primaires à Poix-Terron, dans une petite école à classe unique ; ses capacités lui font obtenir une bourse qui permet ses études secondaires au lycée Chanzy de Charleville-Mézières . Elles sont perturbées par
l’exode : en mai 1940, la famille se réfugie en Vendée où elle devait rester deux ans . Pierre Charneux suit alors des cours par correspondance . Il termine ses études comme interne au lycée Louis-le-Grand et est reçu au concours de 1947 . L’École, à l’époque, avait tout d’un pensionnat : dortoirs communs, obligation d’assister à la messe le dimanche, autorisation de sortir seulement un dimanche sur deux . Il se marie en 1948 : un fils naît de cette union, François, qui devait devenir médecin . Agrégé des Lettres à la session de 1950 (il y est reçu deuxième), il exerce un temps dans un lycée de province – le lycée Faidherbe de Lille, semble-t-il – mais il est admis dès 1951 à l’École française d’Athènes . Il devait quitter la Grèce définitivement à l’été 1957 . Son séjour avait été interrompu à partir du 1er novembre 1953 par son service militaire, effectué dans l’armée de l’air comme lieutenant au service météorologique des bases de Carpiquet, près de Caen, puis de Cambrai . Il avait été libéré par anticipation en janvier 1955 et avait alors repris son poste à Athènes .
À partir du ler octobre 1957, sa carrière s’est entièrement déroulée à l’université de Nancy (il a décliné à deux reprises l’offre d’un poste à la Sorbonne) . Il y enseignait le grec . D’abord assistant, il fut nommé chargé d’enseignement en 1965, mais il ne put soutenir sa thèse d’État suffisamment vite et fut rétrogradé au rang de maître-assistant à la suite des mesures prises en 1979 par le ministre Alice Saunier-Seïté . François Chamoux (1934 l), qui dirigeait sa thèse, lui avait proposé de la soutenir sur travaux : sa très grande exigence scientifique et morale lui fit refuser cette solution qui n’aurait pas choqué . Vers le début des années 1970, il avait fait partie du jury du concours de l’École normale supérieure de jeunes filles (Sèvres), en compagnie de Jean Bousquet (1931 l) . Il a laissé le souvenir d’un professeur d’une très grande exigence, strict mais juste, d’une rigueur presque mathématique pour la traduction (il y apportait toujours les justifications les plus précises, en ennemi de l’à-peu-près qu’il était), attentif, avare de compliments, mais fondamentalement gentil . Il a éveillé des vocations d’helléniste . Une de ses anciennes étudiantes évoque l’étendue de ses connaissances, qui n’avaient d’égales que sa modestie et son humilité . Le choc des événements de 1968 lui fut douloureux, au point qu’à l’automne de cette année-là, il alla rendre à la gendarmerie son revolver d’officier de réserve en déclarant qu’il ne servirait plus . Il a pris sa retraite en juin 1989 . Sa santé avait fini par lui donner de gros soucis : il était cardiaque, sa vue avait beaucoup baissé, il souffrait de vertiges qui l’empêchaient de sortir de chez lui . Dans les derniers temps, les visites que lui rendaient des collègues attentionnés finissaient par lui peser, car elles le fatiguaient .
Pierre Charneux s’est surtout intéressé à Argos . Il y a peu fouillé, uniquement en mai-juin 1952 ; mais il connaissait bien le site et sa collection d’inscriptions : au début de sa carrière, il avait supervisé le transfert au nouveau musée de la collection du musée d’Argos, hébergée dans les locaux de la mairie depuis la fin du xixe siècle, et il avait rédigé un inventaire topographique des inscriptions . Elles étaient son principal objet d’étude et devaient fournir la matière de sa thèse . Il se plaignait pourtant que ces inscriptions étaient trop endommagées pour qu’on puisse en tirer grand chose . Il a longtemps été l’épigraphiste attitré du site, celui à qui on confiait les nouveautés, et il a mal accepté que d’autres que lui s’y intéressent aussi . Il avait su nouer amitié avec les épigraphistes grecs qui avaient travaillé à Argos, Markellos Mitsos, puis Charalambos Kritzas, devenus l’un et l’autre directeurs du Musée épigraphique d’Athènes . C’était un helléniste et un épigraphiste de première force, un véritable puits de science, mais il a peu produit, certainement beaucoup trop peu ; il faisait partie des savants qui lisent plus qu’ils n’écrivent . Au début de sa carrière, il avait lu toute l’œuvre des deux maîtres de la discipline, l’autrichien Adolf Wilhelm et le français Louis Robert (1924 l), dont le magistère était paralysant pour beaucoup . Il passait pour mettre en fiches le « Bulletin épigraphique » de la Revue des études grecques, œuvre de ce dernier, au moment de sa parution . Ce travail d’information semble avoir absorbé une bonne part du temps que lui laissait son activité universitaire . Peut-on dire qu’il a été victime d’une maladie trop répandue chez nos collègues, la perfectionnite ? Selon François Chamoux, il avait une peur panique de la page blanche . Il avait une conception élevée de l’amitié, et s’est fait un devoir de publier deux inscriptions inédites de Délos étudiées en séminaire par son prédécesseur à Nancy et ami Jacques Tréheux (1934 l), après la mort de ce dernier en 1994, et de mettre en forme la thèse – manuscrite – de ce dernier en vue d’une publication encore à venir . La connaissance incomparable que Pierre Charneux avait de la langue grecque et la sûreté de son jugement faisaient de lui un excellent réviseur, et pas seulement pour la correction de la langue et l’exactitude des traductions . Après sa retraite, il proposa son aide à son collègue Paul Goukowsky, et révisa onze volumes de la collection Budé et cinq ouvrages dont ce dernier était l’auteur ; au moment de sa mort, il en avait un autre en cours de révision sur sa table de travail . C’est un gros travail, essentiel s’il est bien fait, et il est regrettable qu’il n’apparaisse pour personne dans aucune bibliographie . Dans ses dernières années, sa salle à manger, encombrée de livres et de papiers, s’était transformée en bureau, et c’est ce travail qui l’avait maintenu en vie et avait convaincu son médecin qu’il n’avait rien à faire dans une maison de retraite où sa très mauvaise santé aurait pu l’inciter à se retirer .
Pierre Charneux était un homme de l’Est, et comme beaucoup d’hommes de cette région, il était réservé, pour ne pas dire secret . Il pouvait paraître glaçant . Peut-être était- il surtout timide . C’est probablement en écho à ce caractère peu porté à la lumière que le volume d’hommage publié en son honneur à Nancy en 1991 s’intitule sobrement Hellènika Symmeikta. Histoire, archéologie, épigraphie, et que son nom n’y apparaît que dans la dédicace p . 5 : « À Pierre Charneux, ses collègues et amis » . Il ne venait à l’université que le lundi, parce que, disait-il, c’était le jour où il y avait le moins de monde . Il ne manquait pourtant pas d’originalité, et il pouvait être très drôle : certains de ses camarades ont gardé le souvenir du récit qu’il faisait d’une équipée sur un âne dans les oliviers d’Arcadie . Quand il parlait de sa femme, il disait toujours « madame ma femme », ce qui frappait ses amis grecs ; il l’aimait beaucoup et il a été très abattu par sa mort survenue le 3 juillet 2012 . À l’arrivée du printemps, il disait volontiers à ses collègues « On tient le bon bout », sans qu’il soit possible de préciser si la perspec- tive qui le réjouissait était celle des beaux jours ou de la fin de l’année universitaire . Il ne venait pas souvent à Paris . Il y venait pourtant les jeudis où Jean Bousquet faisait cours, au moins pendant les deux années où Charalambos Kritzas a séjourné à Paris, et y passait la nuit après avoir dîné en compagnie de Jean Bousquet, Charalambos Kritzas et d’autres – il était sobre, mais aimait bien manger, spécialement les andouillettes ; quand il logeait à l’École d’Athènes, il se contentait le plus souvent d’œufs durs qu’il accompagnait d’un rituel « le repas du fauve » . Il m’est arrivé de le croiser plus tard à la bibliothèque de l’École, et la conversation débordait parfois son sujet le plus ordinaire, l’épigraphie grecque . Je me souviens qu’il m’a dit un jour : « dans les romans, je ne lis que les dialogues », sans que je puisse dire comment la conversation en était venue là . Il pouvait être pince-sans-rire, voire narquois . Un jour, il était monté au sommet de l’acropole d’Argos en compagnie de Charalambos Kritzas qui me l’a raconté ; un incendie se déclare dans la plaine, mais les pompiers, qui étaient plus bas, le situent mal et prennent la direction opposée : « Ils ont peur du feu » . Il pratiquait à l’occasion l’aquarelle, et la maison de fouilles d’Argos conserve une vue qu’il avait peinte d’un carrefour familier aux fouilleurs et qu’il lui avait offerte, discrètement . Il pratiquait aussi le jardinage . Il disait qu’il aurait aimé devenir jardinier ou concierge de l’École d’Athènes . Il est mort dans son sommeil, dans la nuit du 26 au 27 mai . Le savant mérite qu’on le relise, et l’homme qu’on se souvienne de lui .
Michel SÈVE (1969 l)