BAHRI Abbas - 1974 s

BAHRI (Abbas), né le 1er janvier 1955 à Tunis, décédé le 10 janvier 2016 à Princeton (États-Unis d’Amérique). – Promotion de 1974 s.


Abbas Bahri ( ) naît le 1er janvier 1955 à Tunis . Fils de Jalila Ben Othman et de Mohamed El Hédi Bahri, deux fortes personnalités et deux esprits modernes qui l’ont beaucoup influencé, chacun à sa façon . Son père a été formé à l’université Azzaitouna ( ), la pres- tigieuse institution tunisoise fondée en 737, et y a obtenu les plus hauts diplômes . Sa mère possédait de grands talents dans différents domaines . Issus de familles bourgeoises de Tunis, ses parents ont donné la priorité à l’éducation et à l’épanouissement intellectuel et personnel de leurs quatre enfants : Akiça, Abbas, Séoud et Annès . Ils leur ont aussi insufflé très tôt l’amour des livres .

Abbas a passé son enfance et son adolescence dans les maisons familiales situées à Tunis et à la Goulette . Durant son adolescence, il a beaucoup lu et était un vrai mélo- mane . Il aimait tous les genres musicaux . Au lycée Carnot à Tunis où il effectue ses études primaires et secondaires, il se distingue par sa facilité dans toutes les matières . Les mathématiques l’ont très tôt intéressé et ont occupé son esprit . Très jeune déjà, il résolvait des problèmes ardus . Il est arrivé qu’Abbas vienne à la rescousse de l’un de ses professeurs de mathématiques et qu’il l’aide à faire une démonstration en classe . Il obtient son baccalauréat (série C) à l’âge de 16 ans avec un 20 en mathématiques .

Abbas part alors pour le lycée Saint-Louis à Paris, grâce à une bourse du gouverne- ment tunisien . En 1974, il est le premier tunisien à intégrer l’École en mathématiques . Abbas a gardé un excellent souvenir de ses années d’École, notamment grâce aux amitiés sincères qu’il a pu lier durant sa scolarité . Justement, son ami Robert Lévy (1974 l) se souvient : « Nous nous sommes rencontrés rue d’Ulm en 1974 . Il étudiait et aimait les mathématiques, moi la philosophie . C’est un des rares endroits où des scientifiques et des littéraires peuvent se rencontrer . Mais dans l’ensemble des rencontres possibles, j’ai réellement rencontré Abbas Bahri : un jeune homme libre de tout préjugé, un travailleur de la vérité, engagé à gauche, sa coupe de cheveux style Angela Davis en témoignait, défendant ses engagements politiques avec fermeté, voire avec impétuosité et véhémence, hostile à toute compromission, mais toujours ouvert aux raisons que l’on pouvait parfois lui opposer . Jusque dans nos derniers échanges se manifestait ce souci de la vérité et cet appel permanent au point de vue de son interlocuteur : éthique du « Qu’en penses-tu ? » Bien des points nous étaient communs, en particulier notre engagement communiste ; il faut rappeler qu’au cours de ces années Giscard, les étudiants communistes étaient de loin la force politique la plus nombreuse à l’École . Mais au-delà, et plus secrètement, ce qui nous rapprochait : comme une surprise d’être là, rue d’Ulm, nous, des enfants du Maghreb – en exil doré ? Nous avions ainsi cette complicité » .

À la sortie de l’École, il est d’abord recruté en tant qu’attaché de recherche au CNRS de 1979 à 1981 . À l’issue de sa thèse d’État en 1981, préparée à Paris-VI sous la direc- tion de Haïm Brézis sur « Quelques méthodes topologiques pour des problèmes variationnels non-linéaires », il fait d’abord le choix de retourner au pays en tant qu’enseignant-cher- cheur à la faculté des sciences de Tunis . Recevant une offre prestigieuse de l’université de Chicago, il quitte de nouveau la Tunisie en 1982. Il est par la suite nommé professeur à l’École polytechnique à Palaiseau . À partir de 1987, il est recruté comme professeur à l’université de Rutgers, où il dirige quatre thèses . En tant qu’initiateur et responsable du Centre d’analyse non-linéaire de Rutgers, il organise de nombreux séminaires et développe une importante activité de recherche . En 1990, tout en conservant son poste àRutgers,ilestnomméprofesseuràl’Écolenationaled’ingénieursdeTunis(ENIT) .Ce poste est l’acte fondateur de la création de son école de pensée en Tunisie, car c’est à ce moment-là qu’il démarre la supervision de plusieurs thèses en Tunisie .

Auteur de plus de 80 publications, Abbas Bahri s’est essentiellement intéressé à des problèmes d’analyse non-linéaire et variationnels avec manque de compacité . Il est remarquable que les contributions d’Abbas se situent à la frontière de nombreux domaines des mathématiques, ce qui prodigue à ses résultats une force et une profon- deur rares . En effet, Abbas a su combiner avec élégance des arguments géométriques et analytiques dans ses travaux, n’hésitant jamais à s’attaquer à des problèmes extrê- mement difficiles, et aboutissant à des résultats spectaculaires . C’est le cas avec la désormais célèbre théorie des « points critiques à l’infini », que l’on doit à Abbas depuis les années 80, et qui représente une étape importante dans le calcul des varia- tions . Abbas a également résolu une importante conjecture, celle de Weinstein, dans le cas de la sphère en dimension 3 . La force de son résultat tient à sa généralisation au cas des variétés compactes sans bord en dimension 2n+1, sous certaines hypothèses topologiques et avec des difficultés techniques .

La reconnaissance de la communauté mathématique ne tarda pas à venir, lorsqu’Abbas reçoit en 1989 le prix Langevin de l’Académie des sciences, ainsi que le prix Fermat, en particulier pour son travail sur le problème des 3 corps .

Tout au long de sa vie, Abbas Bahri a fait preuve d’une grande exigence au service de la science . Alors qu’il était gravement malade, il a publié un important docu- ment, intitulé « Five Gaps in Mathematics » (Adv. Nonlinear Stud. 15 (2015), n°. 2, 289-319), montrant le manque de rigueur dans certains travaux de recherche phares, publiés ces trente dernières années .

Tout au long de sa vie, Abbas a su maintenir un attachement très fort à son pays natal . Comme le dit si bien Robert Lévy, « Abbas aimait la Tunisie, sa Tunisie, passionnément, et en avait une haute estime » . C’est sans doute à l’occasion de son poste à l’ENIT en 1990 qu’il donne une impulsion forte à son projet pour la Tunisie, notamment en invitant plusieurs professeurs prestigieux, dont Thierry Aubin, Henri Berestycki (1974 s), Haïm Brezis, Felix Browder, Joël Lebowitz, Laurent Schwartz (1934 s), Walter Strauss, François Trèves, etc .

Fidèle à son indépendance à laquelle il tenait par-dessus tout, Abbas n’hésite pas à démissionner de son poste à l’ENIT en 1994, suite aux nombreuses déceptions qu’il ressent, conséquence de la bureaucratie et d’un certain archaïsme dans l’appareil politico-administratif tunisien de l’époque . Cette démission ne signifie nullement l’arrêt de son engagement pour la Tunisie, au contraire, c’est le point de départ d’un nouvel engagement d’un genre nouveau : informel et concret . Ainsi, il n’abandonne point ses doctorants de Tunisie (dont deux mauritaniens), et fait d’incessants allers- retours entre les États-Unis et la Tunisie, afin de travailler avec eux, dans le salon de sa résidence de Carthage, dans la banlieue nord de Tunis . Aujourd’hui, ses anciens étudiants occupent différents postes en Tunisie et ailleurs, et forment le cœur d’une « école de pensée », dans les pas du fondateur, Abbas Bahri .

Plus tard en 1998, il élargit le cercle de ses discussions tunisoises, en lançant l’idée d’une rencontre informelle entre tunisiens vivant à l’étranger et en Tunisie, pendant les congés d’été . L’idée reçoit un écho favorable chez un petit cercle d’amis, et le rendez-vous est désormais fixé chaque été dans un endroit insolite pour des matheux : le musée océanographique de Salammbô, sur les quais du fameux port circulaire punique de Carthage . Une manière pour Abbas d’affirmer l’indépendance de cette initiative de tout cadre officiel . La tradition se perpétue encore aujourd’hui avec un format légèrement différent, rencontres co-organisées par la Société mathématique de Tunisie (SMT) et le Mediterranean Institute of Mathematical Sciences (MIMS) de Tunis .

Abbas Bahri était un homme de culture et d’ouverture . Il s’intéressait à l’histoire, l’art, la musique, la littérature, la philosophie et la politique . Il aimait la poésie dans toutes les langues qu’il parlait, mais il portait et vivait, avec une sensibilité extraor- dinaire qu’il savait partager avec ses proches, la poésie arabe dont il connaissait les grands textes, et parmi les plus anciens, par cœur . Il a toujours gardé un esprit critique et une distance à l’égard de toutes les formes installées de la pensée contemporaine tout en renouvelant son engagement radical en faveur d’une pensée humaniste . Il avait un caractère entier . Il était un esprit libre, intègre et exigeant .

Bien qu’il fût un élève particulièrement doué et brillant durant toutes ses études et dans toutes les matières, Abbas n’appréciait pas les références au génie . Il plaçait le travail, l’effort et la persévérance au sommet de la hiérarchie de ses valeurs, où sa grande générosité trouvait sa place, en un ensemble aussi cohérent que celui de sa pensée politique et sociale . Dans cet esprit, il a été, sa vie durant, extrêmement attentif à la situation des plus démunis et engagé dans toutes les luttes pour les droits des plus vulnérables .

Patriote intransigeant, il s’est engagé depuis sa jeunesse dans l’action politique courageuse et même dangereuse à l’époque des dictatures en Tunisie, en faveur de la liberté et de la démocratie . Il a ainsi salué et accueilli avec enthousiasme la Révolution tunisienne de 2011 comme une avancée fondamentale dans le sens des libertés . De même, Abbas a toujours fermement rejeté toute forme de violence, et il a été profon- dément attristé et préoccupé par la douleur et la confusion créée par les nombreux actes terroristes dans le monde .

La cause palestinienne a toujours été au centre de ses préoccupations politiques . Il abordait la question en homme de paix et regrettait que la voix des plus grands intellectuels ne se fasse plus entendre et que la situation sur place se dégrade un peu plus chaque année pour une population privée de ses droits et marginalisée depuis si longtemps . Il a constamment manifesté sa solidarité avec la Palestine au cours de voyages dans les territoires occupés .

Il avait également défendu la place des femmes dans la recherche en mathéma- tiques, notamment en Tunisie, où il a soutenu la création de l’Association des femmes tunisiennes mathématiciennes (ATFM) .

Abbas Bahri laisse dans le deuil son épouse Diana et ses quatre enfants Thouraya, Kahena, Salima et Mohamed El Hédi, et tout le reste de sa grande famille . La commu- nauté mathématique, ses collègues et ses étudiants ont eu l’occasion de lui rendre un vibrant hommage de son vivant à l’occasion de la conférence organisée en mars 2015 à Hammamet pour son 60e anniversaire . Abbas Bahri « était un homme de progrès, sans limites d’aucune sorte, et capable de donner une impulsion impressionnante à tout projet en ce sens », comme l’a si bien exprimé son épouse Diana .

Hatem ZAAG (1992 s),
honoré d’avoir eu Abbas dans son jury de thèse et d’habilitation, aidé de :
Akiça
BAHRI, sa sœur ;
Robert LÉVY
 (1974 l), son camarade de promotion ;
Mohamed BEN AYED
 , son ancien étudiant.