Thanh-Vân Ton That
Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.
Questions simples à Thanh-Van Ton That (1990 L)Cette magnifique photo de Thanh-Van Ton That est publiée avec l'aimable autorisation de Franck Brudieux. Nous l'en remercions.
Jean-Paul Hermann: Nous nous sommes rencontrés au rendez-vous Carrières du 19 novembre 2014 qui présentait aux élèves de l’ENS les carrières de l’enseignement et de la recherche. J’ai eu la curiosité de taper votre nom sur le site Amazon : il apparaît 38 livres sur des sujets allant de Mérimée à Proust, de la Commune de Paris à la préparation au baccalauréat. Comment trouvez-vous le temps d’enseigner la littérature francophone et comparée à l’université Paris-Créteil ?
Thanh-Van Ton That: J’ai commencé par Proust (en thèse avec M. Jean-Yves Tadié, mais je dois rendre hommage à M. Auzias, mon professeur en première au lycée Louis-le-Grand, car les premiers maîtres sont toujours les plus marquants), puis, comme Proust est un digne héritier du XIXe, par contagion de lectrice et goût personnel j’ai remonté le cours du temps en revisitant mes lectures d’enfance (j’ai lu Stendhal et Flaubert à douze ans). Les manuels et ouvrages scolaires sur des auteurs dont je ne suis pas spécialiste (je n’aurais pas osé écrire de véritables essais critiques sur eux) correspondent à mon intérêt pour la pédagogie et la recherche de méthodes vivantes et stimulantes. J’ai eu l’occasion de donner beaucoup de cours particuliers avant d’enseigner devant de vraies classes et cela m’a permis de découvrir de nombreux auteurs au fil des programmes proposés à mes élèves et d’être « souple » tout en m’adaptant à chaque élève. C’est une excellente gymnastique intellectuelle, un peu comme le programme d’agrégation qui change tous les ans... Dans d’autres pays (en Suisse notamment), les enseignants-chercheurs sont obligés d’avoir deux spécialités dans deux siècles parfois éloignés, ce qui n’a rien à voir avec la spécialisation plus que pointue exigée dans le système universitaire français. La littérature comparée permet ces sauts temporels, ces navigations inattendues. Quant à la francophonie, elle se limite au Vietnam d’où je suis originaire et à la Russie (ma spécialité quand j’ai intégré). Je ne suis pas boulimique mais gourmande.
Jean-Paul Hermann: Avez-vous transmis votre recette du bonheur aux élèves littéraires qui sont venus vous voir nombreux le 19 novembre ?
Thanh-Van Ton That: Je leur ai répété que la vraie vie n’est ni la littérature (tant pis pour Proust), ni la science et qu’il faut « carpere diem », voyager, préférer la montagne, la campagne, la mer, le désert, les steppes et surtout les vraies personnes en chair et en os, aux labos, aux bureaux et aux biblios(-thèques ou –graphies) – c’est pour la rime, pardonnez-moi.
Le bulot c’est la santé (pas le boulot).
Jean-Paul Hermann: Parmi les nombreuses activités que vous déployez, il y a le challenge d’intéresser les jeunes en collège à la langue latine. Il paraît déjà difficile d’intéresser les jeunes à quoi que ce soit, mais alors, au latin…
Thanh-Van Ton That: Grâce à la musique, au chant et au souffle partagé (et aussi aux tubes d’hier et d’aujourd’hui). Le latin est une langue vivante. J’ai eu un excellent professeur de français et de latin au collège Henri-IV, Mme Zaoui, et j’ai suivi les traces d’un professeur de littérature finlandaise (Jukka Ammondt) qui chante, entre autres, Elvis Presley en latin, s’est produit en concert (devant Jean-Paul II !) et a enregistré des disques. Plus modestement, je chante et je danse en latin et en costume à l’UPEC au festival "Les L de la nuit" depuis deux ans (peut-être encore une fois le 16 avril prochain) avec mes collègues, étudiants et ces dames de l’administration (en avril dernier au menu :YMCA, Alexandrie Alexandra, L’Ile aux enfants, Twist again...).
Jean-Paul Hermann: Vous êtes entrée à l’ENS il y a déjà 25 ans, ou presque. Est-ce que les temps ont changé depuis lors ? Peut-on encore être heureux en enseignant ?
Thanh-Van Ton That: L’atmosphère a changé dans les couloirs et à la bibliothèque. Je me sens mélancolique quand je reviens. Trop de bustes et de fantômes sans doute. Ou les souvenirs de bals. Oui, des changements, des ruptures même au fil des années et plus que jamais en temps de crise généralisée. Je préfère à présent l’enseignement à la recherche, trop narcissique et solitaire, vingt ans après mes débuts, car cela permet de sortir de soi (le moi étant haïssable...), de partager ce qu’on a découvert et appris et de faire pétiller les choses. Je suis beaucoup moins sévère qu’au début et j’ai à présent beaucoup d’affection pour mes étudiants (certainement parce qu’ils pourraient être mes enfants...). Plus tard j’espère être une « mamie » Nova encore dynamique et joyeuse.