CHRÉTIEN Jean-Louis - 1971 l

CHRÉTIEN (Jean-Louis), né le 24 juillet 1952 à Paris, décédé le 28 juin 2019 à Paris. – Promotion de 1971 l.


L’hommage qui a été rendu à notre camarade, lors de son décès, dans les colonnes du Monde daté du 4 juillet, par Nicolas Weill (1977 l) est ici reproduit avec l’aimable autorisation de ce quotidien et de l’auteur.

Philosophe, professeur et poète à l’écriture à la fois précise, subtile et hypersensible, Jean-Louis Chrétien s’est éteint à 66 ans . Ce célibataire, entouré d’amis et de disciples, qui fuyait le monde, ses polémiques et ses « grandeurs d’établissement », semble avoir toujours cherché à cheminer à rebours d’une modernité qui l’agaçait plus qu’elle ne lui inspirait une franche opposition .

Ainsi, auteur de près d’une trentaine d’ouvrages, s’est-il toujours refusé à l’ordina- teur . Ainsi, dans une époque saturée par le culte de la performance, a-t-il prononcé un éloge intempestif de la Fragilité (éd . de Minuit, 2017), son dernier livre publié . Ainsi, dans le premier tome de son diptyque Conscience et roman (éd . de Minuit : t . I 2009 et t . II 2011), puissante méditation sur la littérature, s’est-il attaqué à l’indivi- dualisme et au narcissisme contemporains, en reprochant au roman moderne d’avoir prétendu « sonder les reins et les cœurs », à l’égal du Dieu créateur qu’il révérait . Car, bien qu’ayant grandi à l’ombre d’un père médecin, athée et communiste, il se convertit au catholicisme déjà adulte, entre 25 et 28 ans ; et cette découverte domine sa vie et sa pensée . Par contraste, son cursus universitaire se présente aussi brillant que classique . Passé par les classes préparatoires du lycée Henri-IV, cacique à l’ENS comme à l’agrégation de philosophie, il enseigne pendant quelques années cette discipline dans le secondaire, à Mâcon puis à Vire (Calvados) .

Après trois ans à la Fondation Thiers, il rejoint l’université de Créteil (Paris-XII) puis la Sorbonne (Paris-IV) où il se voit chargé de traiter de la philosophie de l’Antiquité tardive et médiévale . Il y formera de nombreuses générations d’étudiants et y demeu- rera jusqu’à sa retraite . Il partage certains maîtres à penser avec ceux de sa génération : Vladimir Jankélévitch (1922 l), Martin Heidegger – dont les Cahiers noirs, connus en 2013, et leur contenu antisémite finiront par le choquer1 . D’autres sont plus confiden- tiels, comme le trop peu connu Henri Maldiney (1933 l) dont J .-L Chrétien a promu, préfacé et introduit les œuvres (Regard, parole, espace, éd . du Cerf, 2012) .

Avec le philosophe et académicien Jean-Luc Marion (1967 l) dont il est proche, il occupe une place dans le « tournant théologique de la phénoménologie française », critiqué par Dominique Janicaud (1958 l) . Ce dernier souligne pourtant la qualité de l’un des premiers textes de Chrétien rédigé pour les Cahiers de l’Herne (1983 : Heidegger, la réserve de l’être) . Plus tard Jacques Derrida (1952 l) dans un chapitre du Toucher (éd . Galilée, 2000, dir . Jean-Luc Nancy) s’attardera sur le travail de ce penseur qu’il admirait .

Venu au catholicisme pratiquant, en pleine période de désertion des églises, Jean-Louis Chrétien qui a longtemps fréquenté la paroisse parisienne Saint-Paul- Saint-Louis, dans le Marais, n’a pas adhéré à un courant politico-religieux défini, progressiste ou traditionaliste . Son attention s’est tout entière consacrée sur l’« appel » de la foi (L’appel et la réponse, éd . de Minuit 1992), la « parole » et la lecture de la Bible (Symbolique du Corps. La tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, PUF 2005) . Il était familier des Pères de l’Église, et sa référence de prédilection était saint Augustin . Dans Saint Augustin et les actes de parole (PUF,2002), il livre peut-être l’une des clefs de son parcours – celui d’un érudit, mais soucieux d’attention, des nuances et des accents les plus fins : « On ne parle en vérité que pour autant qu’on écoute et qu’aussi longtemps qu’on écoute » y écrivait-il .

Tous les familiers de cette pensée savent qu’elle s’est exprimée dans un style épuré de tout jargon académique . Si Jean-Louis Chrétien a été un observateur attentif et un théoricien de la fiction romanesque, il a aussi été poète, publiant six recueils en vers libres, de 1989 à 2001 . Autre originalité de ce parcours, sa volonté de ressusciter le genre philosophique des « passions de l’âme », en leur fournissant une lecture spirituelle et non psychologique . D’où les livres De la fatigue (éd . de Minuit, 1996) et La joie spacieuse (éd . de Minuit, 2007) . L’absence, son ultime ouvrage, inachevé, devait en faire partie, et son titre en devient tristement symbolique .

Nicolas WEILL (1977 l)

1 . L’Archicube 27 vient de rendre compte de l’ouvrage de Nicolas Weill, Heidegger et les Cahiers noirs, mystique du ressentiment (éditions du CNRS, 2018) .