GRIGNON (épouse CERF) Madeleine - 1950 L

GRIGNON (Madeleine, épouse CERF), née à Versailles (Seine-et-Oise) le 23 juillet 1928 et décédée à Bellême (Orne) le 26 juin 2015. – Promotion de 1950 L.


Nous publions ici une notice exceptionnellement longue bien que Madeleine Grignon n’ait pas connu la notoriété qui d’habi- tude justifie une entorse à la limite des 10 000 caractères que nous préconisons. Il nous a semblé que nos jeunes camarades verront dans cette notice, avec parfois quelque amusement, combien les choses ont changé depuis le temps où les deux écoles étaient distinctes, où le service militaire était obligatoire pour les jeunes gens et l’agrégation pour tous. Il n’était pas aussi courant qu’aujourd’hui de sortir des voies toutes tracées de l’Éducation nationale. Madeleine Grignon, au prix d’un long combat contre la maladie, a su trouver sa voie qui fut celle d’une utilité sociale incontestable.

Madeleine Grignon, mon épouse depuis plus de soixante ans, s’est éteinte aux premiers jours de l’été 2015, à Bellême, petite ville du Perche, dans la maison ache- tée 130 ans plus tôt par son arrière-grand-père, fils d’un pauvre jardinier, devenu un artisan peintre riche et considéré avant d’être ruiné par les emprunts russes. Contrairement à la lignée paternelle, qui ne s’éloigne guère de Bellême, la lignée maternelle se partage : sa grand-mère, issue de la petite bourgeoisie de La Flèche, épousa un professeur au Prytanée militaire, cadet d’une famille de cultivateurs d’un canton reculé du Cantal. Les parents de Madeleine étaient tous deux professeurs d’histoire et géographie. Son père Max avait déployé dès la khâgne une vive activité au parti socialiste1, ce qui explique en partie ses échecs aux concours (il fut bi-admis- sible à l’agrégation). Madeleine fut mise en nourrice pendant un an aux environs de Mamers, sous la surveillance de la mère de Max, femme énergique qui, veuve depuis 1919, tenait une herboristerie au centre de la ville. Ses parents la reprirent chez eux à Bar-le-Duc, leur premier poste double. Puis ce fut Chambéry, où son frère, Pierre-Jean, naquit en 1937.

À Chambéry, Madeleine eut un professeur de lettres remarquable, madame Joly, et se révéla une excellente élève . Le 26 mai 1944, l’alerte retentit . C’était monnaie courante, « ils » passaient presque chaque jour pour bombarder l’Italie . Mais cette fois la cible des avions américains était la gare . Le lycée de jeunes filles était tout proche, une bombe l’atteignit, il s’écroula . Madeleine était réfugiée avec sa classe dans une cave aménagée en abri . Il y eut un bruit énorme, des chutes de gravats, de la fumée : elle apprit plus tard qu’une camarade placée près d’une ouverture avait été tuée par le souffle . L’escalier étant obstrué, c’est par un soupirail et avec l’aide d’un soldat allemand qu’elle sortit de la cave qui s’effondra peu après .

Ses parents ayant été nommés en région parisienne, Madeleine fit l’année de philo en 1945/46 au lycée Fénelon . Au début, les petites camarades regardaient de haut cette provinciale mal fagotée ; tout changea après un 18 en philo . Elle fut logée au lycée Montaigne, dans l’internat réservé aux classes préparatoires que dirigeait madame Bruhat (1911 L), veuve de Georges Bruhat (1906 s) directeur scientifique de l’École, déporté et mort à Buchenwald pour avoir refusé de donner l’adresse d’un élève résis- tant . Madeleine avait lu dans Nodier que les jeunes gens avaient coutume de s’attacher une chandelle sur la tête pour lire la nuit . Elle fit de même avec une bougie, convertit une voisine de dortoir à ce système ; toutes deux furent surprises par une surveillante avant d’avoir mis le feu à elles-mêmes et au lycée . Madame Bruhat les tança vertement, puis leur tint ce discours : Je ne comprends pas, Mesdemoiselles, que vous éprouviez le besoin de travailler au-delà des heures d’étude. Prenez exemple sur mon fils François qui passe le concours de l’École normale en fin d’année. Il prend le temps de se distraire, de lire, d’aller au théâtre. De fait, le petit François s’apprêtait à entrer cacique à l’École (1948 s) .

Madeleine fut admissible une première fois à Sèvres en 1948 . Ayant échoué à l’oral, elle fit une deuxième khâgne au collège Sévigné, fut admissible en bon rang et fut de nouveau recalée à l’oral, apparemment sur une saute d’humeur du septuagé- naire Mario Roques (1894 l) . Elle s’inscrivit alors en Sorbonne, passa sa licence en un an, à tout hasard se présenta au Concours et fut reçue, pensa-t-elle, par repentance du jury . La directrice de Sèvres (alors 48 boulevard Jourdan) était madame Prenant ; elle lui conseilla d’opter pour la philo, où ses notes étaient brillantes . Mais par crainte de l’agrégation de philosophie, alors la plus malthusienne de toutes, elle resta une pure littéraire . Séduite par la langue et la littérature allemandes, elle choisit pour sujet de diplôme Nerval et Heine ce qui lui permit de faire en 1951 un long séjour en Allemagne occupée . Elle y voyagea de Fribourg (où elle suivit quelques cours de Martin Heidegger appelé der alte Nazi par les étudiants) jusqu’à l’île de Norderney en mer du Nord . Elle alternait les séjours dans les hôtels réservés aux occupants et les plongées aventureuses en auto-stop dans la réalité allemande de ce temps .

À l’automne elle était de retour à Paris et c’est alors que j’ai fait sa connaissance . J’étais depuis un an caïman de maths, avec le traitement d’un agrégé débutant, que je trouvais somptueux, étant logé, nourri et blanchi par l’École . Chacun de nous avait devant lui un sérieux obstacle : elle, l’agrégation de lettres et moi, le service militaire . J’étais « sursitaire », et je devais résilier mon sursis à la fin de l’année universitaire, sous peine de perdre mon privilège qui était de faire, comme ma classe d’âge, un an de service, au lieu des dix-huit mois alors de rigueur . C’est dans ces conditions que j’entrepris de faire à Madeleine une cour à l’ancienne mode . Nous avons vite trouvé un motif plausible de nous revoir : les sévriennes n’avaient pas accès à la bibliothèque littéraire d’Ulm . J’empruntais donc des ouvrages pour elle . C’est au cours d’un au revoir devant son école que je lui déclarai une flamme dont elle devait avoir quelque soupçon ; elle se sauva sans répondre . La réponse vint quelques jours plus tard : elle était négative mais il fut convenu que nous nous écririons pendant toute la durée de mon service, et la promesse fut tenue . C’est ainsi qu’en Allemagne je reçus des lettres adressées au spahi Jean Cerf puis au 2e transmetteur Jean Cerf.

Les démarches entreprises par le doyen de la faculté des sciences de Paris, Albert Châtelet (1905 s), ayant enfin abouti, mon camarade de promotion François Lurçat et moi reçûmes le 20 septembre l’ordre de rejoindre Paris . Je me réinstallai dans ma chambre de l’École, que mon ami et remplaçant François Bruhat n’occupait pas .

Quoiqu’à l’évidence totalement incompétent en la matière, je fus affecté à un bureau de la Direction des études et fabrications d’armement situé près du parc de Saint-Cloud . Chaque visite de Madeleine à ses parents qui habitaient Garches fut dès lors l’occasion d’une promenade à deux dans le parc . Je risquai bientôt une deuxième demande . Cette fois, Madeleine ne dit ni oui ni non : elle voulait réfléchir . Deux jours plus tard, j’eus l’heureuse surprise de l’entendre répondre : On s’aime, on se marie. De ce jour, nous eûmes officieusement le statut de fiancés . Ces « fiançailles » furent bien accueillies par nos deux écoles . Madame Prenant, favorable à ce qu’elle appelait l’osmose entre Ulm et Sèvres, me délivra une autorisation officielle de rendre visite à mademoiselle Grignon dans sa chambre du boulevard Jourdan . Le plus drôle fut la stupéfaction de mes camarades en me voyant tout à coup fiancé à une sévrienne, de plus « regardable » . Madeleine prit l’habitude de venir dîner, au moins une fois par semaine, dans ma chambre . Elle m’a raconté qu’un de ces garçons s’était embus- qué derrière une colonne de l’Aquarium, dans le but manifeste de voir de quoi elle avait l’air . Tout cela doit donner l’impression que je l’ai empêchée de préparer son agrégation, et c’est en partie vrai, mais je crois que cela aurait joué contre elle à l’oral seulement ; or il n’y eut pas d’oral . Elle fut à deux doigts de l’admissibilité, le principal responsable de l’échec étant le thème grec .

Nous nous sommes mariés le 27 juillet 1953 . Après les festivités, réduites suivant nos vœux à un simple repas de famille à Vaucresson, nous sommes partis à l’aventure sur les routes d’Italie : les lacs, Vérone, Venise, Florence . . . Nous avons passé la fin de l’été chez mes parents en Alsace .

Peu après la rentrée survint le dramatique suicide de Pierre-Jean, le frère de Madeleine, alors âgé de seize ans . Les premiers temps furent terribles pour Madeleine . Ce drame a pesé sur toute sa vie, et par conséquent sur la mienne . Elle fit une grave dépression, la première . Puis la vie reprit et nous fûmes heureux autant qu’on peut l’être quand, en même temps, on est triste . Nous recevions des amis, tous céliba- taires . Chacun travaillait de son côté . L’état réel de Madeleine, la profondeur du choc subi, n’apparurent qu’aux résultats de l’agrégation . Alors que, contrairement à l’année précédente, elle pensait avoir bien réussi, elle n’avait que des notes catastrophiques . Sagement, elle décida qu’il n’y aurait pas de troisième tentative . L’année universitaire suivante (1954/55) elle ne se présenta qu’au CAPES, où elle fut reçue haut la main . L’année suivante était consacrée à des stages et se terminait par une épreuve pratique (cours devant une classe), qu’elle passa brillamment . Cependant sa santé s’était telle- ment améliorée que le moment nous sembla venu de mettre en route un premier héritier . À la rentrée 1956, elle attendait une naissance pour le mois de mars . Elle fut nommée au lycée de jeunes filles d’Arras . Elle prit une chambre en ville où j’allais la voir chaque semaine ; elle adora ses élèves, souvent de famille ouvrière, et fut un professeur très aimé . . . pendant un trimestre . Elle se mit en congé de maternité à Noël, elle était fatiguée et très maigre . Hélène vint au monde à sept mois, le 27 janvier 1957 . Tout semblait néanmoins aller pour le mieux lorsque j’entendis une infirmière affolée dire la petite dame du 12 est en train de passer. Étouffements, température à 40° : c’était une embolie pulmonaire . La petite dame ne passa pas, mais dut rester quinze jours de plus à la clinique, d’où elle sortit dans un état d’extrême faiblesse . Il lui fallut pour se rétablir six mois de convalescence .

Notre petit deux pièces sans soleil convenait mal à un nourrisson . Les parents de Madeleine eurent alors l’idée de couper en deux l’appartement de six pièces qu’ils occupaient à Boulogne, de nous en réserver quatre pièces, et de se replier sur les deux pièces restantes et le petit jardin . Madeleine rentra guérie mais encore fatigable . Elle n’avait pas d’ambition universitaire mais, redevenue elle-même, elle ressentit d’autant plus le besoin de se trouver d’autres activités que, de mon côté, j’étais totalement absorbé par ma thèse . Elle fit bénévolement de l’alphabétisation pour une association qui s’occupait de travailleurs immigrés ; ses élèves espagnols, portugais, nord-africains, tous très motivés, l’intéressèrent beaucoup et cela préfigure sa future orientation .

La santé rétablie de Madeleine et notre situation matérielle permettaient de songer à l’héritier numéro deux . À l’automne 1961, Madeleine fut tout heureuse d’être enceinte pour la seconde fois . Mais, vers le troisième mois, elle dut être transportée d’urgence à la clinique où le chirurgien diagnostiqua une grossesse extra- utérine entraînant une grave hémorragie interne . Madeleine sortit de là épuisée, d’autant plus déçue et triste qu’elle ne pouvait plus désormais avoir d’enfant . Mais elle se remit rapidement et la vie reprit à Boulogne, calme, avec une Hélène à l’âge délicieux de quatre ans . Nous recevions souvent des amis pour qui Madeleine faisait une excellente cuisine . Lorsque c’étaient des « littéraires », cela donnait lieu à des joutes oratoires au cours desquelles Madeleine tenait si bien tête à ces messieurs que cela suscitait non seulement mon admiration mais aussi la leur .

C’est à l’initiative de Jacques Le Goff (1945 l) qu’on lui proposa, en 1962, un poste de chef de travaux à ce qui s’appelait encore l’École pratique des hautes études . Son premier patron fut Alphonse Dupront (1925 l), historien estimé, dont le séminaire traitait des pèlerinages au Moyen Âge . Puis on lui imposa un saut jusqu’au xviiie siècle, avec pour patron François Furet . Les relations de Madeleine avec Furet, d’abord cordiales, devaient par la suite s’envenimer jusqu’au clash final . On lui proposait d’étu- dier un fonds encore inexploité de la Bibliothèque nationale, composé de rapports des censeurs royaux . Le drame survint à l’occasion d’un colloque, pour lequel Furet exigeait un papier, que Madeleine se déclara incapable de fournir dans les délais . J’ai assisté à une conversation déjà tendue où Furet disait : « Cet article, à votre place, je sais comment je le ferais : dans ces rapports vous voyez se dessiner les lignes de défense de la société . . . » Et Madeleine de lui répondre : « Comment voulez-vous que je trouve là les lignes de défense de la société, puisque tous les articles soumis portent sur des sujets techniques comme l’écoulement des eaux de pluie ou la capnologie (l’art de construire les cheminées) . Les ouvrages contestataires suivent d’autres voies, impres- sion clandestine en France ou publication à l’étranger » . Je pense qu’il y eut des torts de part et d’autre, que Furet aurait dû aider davantage Madeleine, et que celle-ci avait largement de quoi faire une communication . Mais Madeleine était incapable de toute concession . J’ignorais que son état justifiait un congé de longue durée . Je l’ai poussée à donner sa démission, dont on nous apprit par la suite qu’elle impliquait sa sortie définitive de la fonction publique . Cette démission eut l’effet escompté : la tension retomba aussitôt, et nous pûmes faire un agréable séjour à New York . Quand vint l’été, nous suivîmes la migration vers l’Ouest des universitaires américains . Le campus de Berkeley – notre terminus – était en pleine effervescence contre la guerre du Vietnam . Nous y sommes restés six semaines, faisant les excursions qu’on imagine .

De retour à Paris à l’automne 1964, Madeleine retourna aux Hautes Études comme simple auditrice . Elle suivit le séminaire de Roland Barthes qui lui manifesta beaucoup d’estime, la conviant notamment à des réunions en petit comité, autour d’invités de marque comme Jacques Lacan . Il lui proposa de travailler sur les mass media, ce qu’elle refusa dès qu’elle comprit ce que c’était . Un projet de thèse sur Proust resta dans les limbes . Barthes, qui était au courant de ses démêlés avec Furet, lui proposa alors de finir la rédaction de son travail sur les censeurs et de le publier dans le prochain numéro de la revue Communications, consacré à « la censure et le censurable » . L’article fut prêt à temps cette fois . C’est un travail très sérieux, très classique, qui eut une bonne critique .

Nous avons passé l’année universitaire 1968/69 à Princeton . Les conditions de travail à l’Institute for Advanced Study étaient idéales pour moi . Hélène (future sévrienne 1977, aujourd’hui professeur de mathématiques en classes préparatoires) y devint bilingue et l’est restée depuis . Madeleine se fit sans difficulté à cette vie de campus . Elle se fit des amies nombreuses et fit partie d’un « pool » de parents pour la conduite des enfants à l’école . Nous nous liâmes d’amitié avec Georges Dumézil (1916 l) et sa femme : il se moqua gentiment de Madeleine qui lui narrait ses démêlés avec une vieille dame insupportable qui monopolisait l’unique exemplaire du Monde : « vous vous êtes disputée avec la mère de Delphine » . C’était en effet la mère de l’actrice Delphine Seyrig (et l’épouse d’Henri Seyrig le célèbre historien) . Malheureusement la maladie survint une fois de plus, sous la forme de la grippe de Hong Kong . Madeleine en fut très malade . Elle resta une semaine à l’hôpital et en sortit guérie mais très déprimée . Il fallut l’été et notre séjour à Mexico pour qu’elle retrouve sa gaîté . De retour en France à l’automne 1969, la vie reprit à Boulogne, mais l’état de semi-dépendance que cela impliquait vis-à-vis de ses parents pesait de plus en plus à Madeleine . Comme nous revenions des États-Unis avec beaucoup de dollars, il nous fut possible d’acheter un logement . Madeleine se mit donc en chasse et finit par dénicher le Gallia qui se présen- tait (en 1970) sous la forme d’un trou béant à l’emplacement des brasseries du même nom . Je me bornai à choisir l’étage . . .

Désormais exclue de la fonction publique par sa démission des Hautes Études, Madeleine fit fonction d’assistante à Paris-IV durant l’année 1969/70 . Il fallait des nerfs solides cette année-là pour faire face à la contestation . Madeleine décida de ne pas renouveler l’expérience . Elle reprit ses études et se réorienta vers la psycho- logie . Tout en suivant quelques cours de psychologie expérimentale classique à Paris-V, elle s’inscrivit au cursus de la toute nouvelle université de Paris-VII (dont notre ami François Bruhat a été l’un des fondateurs) . Licenciée en philosophie, sévrienne, professeur certifiée, elle s’attendait à être au moins dispensée du DEUG . Il n’en fut rien . Elle fit donc six années d’études, avec une orientation générale vers la psychanalyse, et de nombreux stages dans les hôpitaux psychiatriques, certains auprès de malades réputés dangereux . Madeleine n’a jamais cru à la psychanalyse comme thérapeutique, elle-même n’a pas fait d’analyse . Mais elle s’intéressait à la pensée psychanalytique, en particulier à celle de Mélanie Klein . Elle suivit le séminaire de Jean Laplanche (1944 l) et un projet de thèse de troisième cycle sous sa direction alla jusqu’au dépôt d’un sujet . Mais Madeleine, un moment tentée, revint à ce qui avait été sa motivation : elle voulait pratiquer, soigner, aider . Elle termina ce second parcours universitaire par le DESS de psychopathologie qui lui conférait le titre de psychologue clinicienne . Elle pouvait donc travailler en hôpi- tal . Recommandée par un professeur, elle obtint aussitôt des vacations à l’hôpital Claude-Bernard .

En dépit de ces succès, elle eut alors une grave dépression sans cause apparente . Elle partit un mois à Montana, dans le Valais . Guérie et de retour à Paris, Madeleine alla trouver un de ses anciens professeurs de Sainte-Anne, madame Hakim, à la sortie d’un cours, et lui tint à peu près ce langage : « Madame, j’ai suivi et apprécié votre enseignement . Je trouve en moi tous les symptômes d’une maladie que vous avez décrite . Consentez-vous à me prendre en charge ? » . Il s’agissait de ce qu’on appe- lait encore PMD ou psychose maniaco-dépressive ; ce seul mot de psychose faisait peur . Aujourd’hui la PMD est dégradée en « maladie bipolaire » : ceux qui en sont atteints ont des hauts et des bas beaucoup plus accentués que le commun des mortels . Madame Hakim félicita Madeleine d’avoir fait son propre diagnostic et la soigna « par la chimie » : lithium + antidépresseurs régulièrement testés et dosés . Cela ouvrit pour elle – et donc pour nous deux– une rémission de plus de vingt ans, dont la fin, hasard ou non, coïncida avec la mort prématurée de madame Hakim . Plus encore que le traitement, c’est la prise de conscience et l’acceptation de la maladie qui ont constitué le pas décisif .

L’hôpital Claude-Bernard était situé tout au nord de Paris, près de la porte de la Chapelle . Madeleine y reprit son travail dans le service des maladies tropicales . Parmi les malades, il y avait quelques Français qui avaient attrapé sous les tropiques une mala- die infectieuse ou parasitaire . Il y avait aussi de temps en temps un dignitaire africain qu’on était prié de traiter en VIP, ce que ne fit jamais Madeleine . Cela ne l’empêcha pas d’être dans les bonnes grâces d’un ministre de « l’empereur » Bokassa 1er qui l’in- vita, sans succès, à la chasse au porc-épic . Mais la grande majorité des malades étaient des travailleurs africains . Ces migrants avaient souvent de graves maladies parasitaires (bilharziose, filaires) mais beaucoup souffraient en plus de troubles psychologiques liés au déracinement et à la privation de femmes . Madeleine comprit qu’il lui fallait, une fois de plus, retourner à l’école . Elle se documenta sur les civilisations très diffé- rentes des Peuhls et des Bambaras, et suivit les cours d’ethnopsychiatrie africaine de Georges Devereux . Pendant environ cinq ans, elle joua le rôle d’intermédiaire entre les médecins et les malades africains . La plupart de ces hommes étaient jeunes, elle avait la cinquantaine . Elle jouait le rôle de la mère, on lui racontait ce qu’on n’aurait jamais osé dire au médecin . Beaucoup se croyaient envoûtés (ils disaient maraboutés), cela se traduisait en général par l’impuissance (« ça ne marche plus ») . Et il semble que les paroles rassurantes de la « mère » aient suffi à en guérir plus d’un de cette impuissance purement psychologique . L’importance du rôle qu’elle jouait ainsi était reconnue par les médecins, en particulier par le professeur Coulaud, chef de service .

Puis un jour on vit arriver dans le service des malades d’un genre tout différent . Ils souffraient d’un mal que l’on appelait « maladie du poppers », du nom d’une drogue que beaucoup avaient consommée . C’étaient des homosexuels de milieux très variés, souvent des artistes . La plupart avaient une tumeur très particulière qu’on appelait « sarcome de Kaposi » . Et puis tous mouraient les uns après les autres . Que pouvait faire la psychologue, sinon leur parler ? C’est ce qu’elle fit, découvrant souvent des personnalités attachantes . Il s’agissait bien sûr du sida, mais à l’époque on ignorait encore qu’il se transmettait uniquement par voie sexuelle . Madeleine avait peur, comme les médecins, comme les infirmières – peur pour elle et pour moi . Mais elle leur parlait longuement et de près, malgré les postillons : c’était important de ne pas les tenir à distance . Elle réussissait si souvent à leur redonner l’envie de se battre contre la maladie que le bruit se répandit dans le service (service qui se trouve être celui où était hospitalisé le malade chez qui a été découvert le virus du sida) qu’elle avait une « méthode » . On lui organisa donc une tournée de conférences devant des auditoires nombreux, jusqu’à une centaine d’infirmières inquiètes et désorientées . Outre Paris, elle se livra à cet exercice difficile dans trois ou quatre hôpitaux de province . Un des malades résista longtemps (six mois, un an ? je ne sais plus) . Mais il mourut aussi . C’en était trop, elle s’arrêta à l’été 1988 . Elle avait soixante ans . Marc, le dernier de nos trois petits-enfants, venait de naître .

Pendant les vingt années qui suivirent, sans activité professionnelle (et semblait-il sans regrets) elle eut certes des hauts et des bas . Mais elle était active, les photos même tardives la montrent gaie, bref elle était restée elle-même . Elle fut une grand-mère enthousiaste et inventive pour les trois enfants d’Hélène, qui firent notre joie à tous les deux . C’est à peu près à la même époque que le père de Madeleine, las d’arra- cher les mauvaises herbes du jardin et désireux de courir le monde, fit donation de la maison de Bellême à sa fille . Nous y avons fait ensemble, année après année, des travaux qui l’ont je crois embellie . Mais petit à petit, l’initiative et le suivi, le fait aussi de mettre la main à la pâte quand il le fallait, tout cela passait de plus en plus de mon côté . Ce fut le premier signe de son déclin .

Ce déclin, qui dura sept longues années, fut une lente descente, entrecoupée de mieux trompeurs . Tant qu’elle en eut la force et la lucidité, elle exprima clairement son souhait d’une mort rapide et douce . Comprenant que je n’aurais pas le courage de l’aider dans cette voie, j’ai largement consacré ces sept années à adoucir autant qu’il se pouvait des souffrances quotidiennes devant lesquelles elle se trouvait aussi démunie qu’un enfant . J’ai donc été un aidant, comme le sont des milliers d’hommes et de femmes, eux-mêmes le plus souvent moins aidés que je ne l’ai été . L’été 2014 s’est assez bien passé . Le temps était clément, elle reprit goût au jardin de Bellême dont elle pouvait encore, avec beaucoup d’aide, faire le tour . Mais cette amélioration fut de courte durée . À la rentrée de septembre, elle se mura dans un quasi silence et sembla se désintéresser de tout . Je voulais que Madeleine passe à Bellême ce que je pressentais devoir être son dernier été . Le 22 juin au matin, il fut impossible de la réveiller . Elle resta quatre jours dans ce coma . Madeleine a été enterrée le 3 juillet au très joli cimetière de Bellême dans le caveau où sont les restes de ses ancêtres . J’avais écrit un texte très bref, qui a été lu par mes petits-enfants, puis nous sommes allés sous les grands chênes du parc de Vigan qui jouxte le cimetière . J’ai parlé là longuement de Madeleine et de nous deux .

Jean CERF (1947 s)

1. Jean-François Sirinelli consacre à Max Grignon quasiment toute la page 291 de son livre Génération intellectuelle.