Prendre la mer

"Prendre la mer". Voilà une bien belle perspective pour ce numéro 15. Ayant moi-même passé cet été trois semaines à naviguer sur un voilier de 14 mètres, je peux témoigner de toutes les sensations exaltantes qui vous attendent si vous acceptez cette aventure. Mais prendre la mer, c’est aussi aborder l’aventure de la vie, et c’est ce qui attend nos jeunes camarades lorsqu’ils quittent le cocon douillet de la rue d’Ulm pour aborder les espaces ouverts de la vie professionnelle (certains disent de la vraie vie !). Je souhaite donc qu’à travers les analyses et les témoignages de ce numéro nos jeunes archicubes s’approprient l’enthousiasme et le courage qui sont ceux des marins et qu’ils s’en fassent un bagage pour affronter la vie. Permettez-moi aussi de profiter de ce bref message pour remercier très vivement tous ceux qui ont organisé et animé cette semaine de la mer à l’Ecole, ainsi que ceux qui ont prêté leurs plumes à ce numéro. La communauté des archicubes amoureux de la mer est maintenant constituée et va vivre sa vie comme toutes les autres amicales constituées au sein ou aux côtés de l’A-Ulm.

A ce propos, et dans un domaine différent, permettez-moi d’évoquer d’un mot la concurrence, ou plutôt la complémentarité, qui se développe de façon plus ou moins implicite entre les associations d’anciens et les réseaux sociaux. S’il y a bien complémentarité entre ces deux types de liens, il ne faudrait pas que les réseaux sociaux détournent de l’A-Ulm un certain nombre de camarades, parmi les plus ouverts et les plus dynamiques. En effet, la première vocation  de l’Association est la solidarité. C’est elle qui nous permet d’aider ceux qui sont dans le besoin, ou leurs familles. C’est elle qui, à travers le service Carrières, donne aux plus jeunes l’occasion de rencontrer des anciens qui leur parlent concrètement de leurs métiers. Les réseaux sociaux n’y pourvoient pas. Et n’oublions pas la contribution au rayonnement de l’Ecole, le dialogue avec la Direction, la diffusion d’informations… Il est essentiel qu’un maximum d’archicubes, jeunes et moins jeunes, continue de participer aux activités de l’A-Ulm, y apporte leurs idées et, bien sûr, leurs cotisations. Soyez donc nos ambassadeurs auprès de ceux qui pourraient oublier que nous travaillons aussi pour eux et pour la solidarité entre tous. Et pensez à nous rendre visite le plus souvent possible sur le nouveau site http://www.archicubes.ens.fr .

Mon dernier mot sera enfin pour nos amis de l’AX, qui nous ont fait l’amitié de reprendre dans leur propre revue, la Jaune et la Rouge, l’un des articles de notre dernier numéro, sur Mérite et Excellence. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.

 

Bonne fin d’année à tous.

 

Jean-Claude Lehmann 1959s

Président de l’A-Ulm

Aussi loin que remontent nos témoignages, l’homme a côtoyé la mer. Jouissant de la liberté offerte par cet espace dénué d’obstacle, il n’a de cesse d’y exercer une activité intense, qu’elle soit physique ou intellectuelle, réelle ou imaginaire. Tous les indicateurs convergent pour nous signifier qu’elle sera demain plus que jamais incontournable.

Des vérités premières s’imposent. La mer occupe les trois quarts de la surface du globe, les trois quarts de la population vivent à moins de 500 km des côtes. La quasi-totalité des échanges de biens s’effectue par voie maritime : produits pétroliers, équipement technologique, nourriture.

Inversons les proportions : quelle impression de malaise en constatant que les terres émergées occupent seulement un quart de la surface de la planète ! Et encore, de ce quart il faut retirer déserts inhospitaliers, brûlants ou glacés : la surface « utile » sur laquelle se concentre l’activité humaine n’est plus qu’une surface « résiduelle ». Le vertige de l’infiniment petit de l’humanité confronté à l’incommensurable complexité de la nature fait alors vaciller nos convictions. Tandis que nous nous apprêtons à réitérer nos exploits dans l’espace, à sonder l’infini sidéral pour y déceler un soupçon de vie à des années-lumière, les savants s’aperçoivent que nous ignorons tout, ou peu s’en faut, de cette « planète océane » dans laquelle baigne la minuscule Pangée que constitue notre îlot d’humanité ! Au-delà de l’image tellement définitive et si rassurante du « mare nostrum »
et des autres « méditerranées », les portes des océans ouvrent sur une revanche. Banquise, fonds marins, microplancton… c’est la mer qui donne à lire l’histoire de notre planète.

À peine avons-nous pris la mesure de cette planète bleue, que nous nous projetons de la terre vers la mer. Or, loin d’abandonner nos racines, nous continuons d’appliquer nos catégories mentales et notre vocabulaire : cet univers étrange est-il autre chose pour nous qu’une «
terra incognita », un prolongement de la terre ? D’après les dernières investigations scientifiques, notre connaissance de son potentiel minéral, végétal et animal se révèle encore plus infime que nous le pensions. Alors que la terre tend à s’épuiser, la mer ouvre à nous son immense réservoir de ressources insoupçonnées. Placée au second rang mondial pour la superficie de ses zones économiques exclusives, la France dispose d’un atout extraordinaire.

L’ambition de transformer les exceptionnels résultats de la recherche en puissant moteur de croissance est plus que jamais l’enjeu de la mer. Création dans la recherche, dynamisme dans l’entreprise : l’un mettant son expertise à la disposition de l’autre. Il faut renforcer ce lien pour faire preuve d’audace et innover. Il faut aussi que l’entreprise change de modèle et conçoive autrement sa façon d’appréhender la mer. Aborder la mer suppose un investissement tout en synergie, aussi bien théorique que pratique.

Aussi, dans cet espace ouvert et aujourd’hui en pleine expansion, il est nécessaire de prévoir et de prendre position. Restructuration du canal de Panama, contrôle et sécurisation des détroits, développement anarchique des flottes, crise énergétique, transport par mer moins coûteux et affranchi des frontières : partout la « maritimisation» du monde est en marche. S’avancer sur mer, c’est entrer en concurrence, une concurrence où chacun énumère scrupuleusement ses propres atouts. Il s’agit donc de ne pas manquer ce rendez-vous dans le bouleversement planétaire qui approche à pas de géant.

Sans aller jusqu’à s’approprier la mer (qu’il s’agisse d’entreprises ou d’États), les économies des différents pays doivent apprendre à vivre avec elle, à en structurer la gestion, sans la livrer à une « ruée » sauvage et désordonnée vers l’or… bleu. Or, sommes-nous mûrs pour considérer la mer comme un atout mondial, et pour mettre en place une investigation raisonnée et harmonieuse entre l’homme et la mer, et d’abord entre tous les hommes ? Dans ce contexte, se profilent de nombreux dangers pour l’avenir de la paix. Commerce, diplomatie, action de l’État en mer, sécurité au quotidien : au milieu de ce qui pourrait basculer dans le chaos, la Marine nationale remplit au service de la collectivité un éventail de missions insoupçonné. Seules des valeurs humaines éprouvées soutiennent ces hommes dans leur effort pour assurer une permanence à la mer nécessaire « en tout lieu, en tout temps et en toute circonstance ».

On se met à penser que demain la mer nourrira une grande partie de l’humanité ; car l’accroissement de la population est tel que les ressources de la Terre nesuffiront bientôt plus. Si la mer offre à relever quantité de défis, qui touchent notre connaissance ou notre développement, le plus important d’entre eux est en définitive la question la plus fondamentale pour nous, celle de notre survie.

Embarquez, maintenant. Si vous vous sentez tellement déstabilisés sur cet élément, c’est que la mer est fondamentalement le règne du mouvant. Errance des hommes qui en sillonnent la surface, qui l’explorent, qui cherchent à l’exploiter, tels des Lilliputiens piquant la peau du géant. Dans ce milieu hostile et instable, nul ne peut se fixer. Mais, partout, l’activité est intense, activité de la nature, activité de l’homme, comme le dévoile l’ampleur des grandes routes maritimes visibles par satellite. Tout y est perpétuel renouvellement, régénérescence permanente. L’élément lui-même s’y prête : dilution, solution, courant, vent et marée, vague, houle, autant de phénomènes qui fascinent biologistes, chimistes, physiciens et ingénieurs. Formidable pari pour l’ingéniosité humaine que d’épouser ce mouvement perpétuel pour détourner une parcelle de l’énergie encore inexploitée. Victor Hugo écrivait en 1874 que « l’océan est une immense force perdue ». Dans la lutte entre l’eau et le feu, le fils de Prométhée sortira-t-il vainqueur ?

En attendant, laissez vos sens épouser les voluptés marines. Il n’est pas jusqu’aux multiples variations de couleurs qui ne participent à ce concert protéiforme berçant la fantaisie. La mer a ses splendeurs, et offre à qui sait l’observer son spectacle insolite de son et lumière : elle l’anime du ressac qui nous imprègne d’embruns et de senteurs salines. Personnage à part entière ou toile de fond d’héroïques périples, la place qu’elle occupe dans notre imaginaire est tout aussi imposante, à la mesure de ces géants de la littérature que sont Homère et Virgile, Émile Zola ou Jules Verne… pour n’évoquer que notre monde occidental, fragment essentiel, mais non universel, de l’aventure humaine. La confrontation des hommes aux forces de la nature a largement contribué à forger des valeurs positives et stimulantes pour la refondation de nos civilisations.

Mais voilà que soudain l’horizon s’obscurcit. Sur ce tableau idyllique plane l’ombre d’une menace. Ni leur immensité ni leur force titanesque ne placent mers et océans à l’abri des dégradations infligées par l’activité humaine. Cet univers aquatique est un colosse aux pieds d’argile. En même temps que sa puissance, l’homme découvre sa fragilité. S’il doit l’affronter pour relever les défis qui engagent son devenir, il doit aussi et avant tout apprendre à le respecter. Jouer avec le feu peut se retourner contre nous. Aussi, droits et règlements commencent à envisager sérieusement la préservation de ce milieu commodément déclaré
« res nullius ». Partout à travers la planète, le constat est alarmant : pollutions, dégazages, surpêche, destruction des fonds marins, extinction d’espèces animales et végétales, stérilité, enfouissement de déchets les plus fous, réchauffement climatique, fonte des glaces… le processus engagé apparaît déjà comme irréversible. Il est impossible d’imaginer qu’en tant qu’être « rationnel », l’Homo sapiens du XXIe siècle puisse maltraiter ainsi cette mère nourricière dont il revendique aujourd’hui résolument l’adoption. Au crépuscule d’un nouveau départ, il ne peut s’abandonner en son âme et conscience à la cupidité et à son cortège d’excès aveugles et de ravages. Il ne saurait anéantir sciemment ses propres chances et par sa propre faute gâcher son avenir.

Ne doit-il pas plutôt le prendre en main ? Ne doit-il pas enfin prendre la mer ?

Antonio Uda (1979 l)
Coordinateur du dossier

Président du Cercle Normale Sup’ Marine, Capitaine de frégate de réserve, Président du Club Sup Mer

Éditorial, Jean-Claude Lehmann, p.7

LE DOSSIER

Introduction du dossier "Prendre la mer", Antonio Uda, p.11

La mer, objet d’étude, p.15

La formation des océans : rétrospective et perspectives, Xavier Le Pichon, p.15

« Dans le déroulement infini de sa lame… », Martine Le Berre et Yves Pomeau, p.19

Tara, un voilier engagé pour notre planète, Chris Bowler, p.25

L’épopée méditerranéenne, p.35

Pour une histoire des approches de la Méditerranée, avant la Méditerranée, Anca Dan, p.35

Les Égyptiens et la mer Rouge : une redécouverte récente, Pierre Tallet , p.41

Les routes d’Ulysse, Évanghélia Stead, p.48

Le rivage de l’Italie grecque dans l’Énéide, Mathilde Simon, p.54

Le port antique d’Emporiae, Aude Durand, p.60

La mer fut-elle vénitienne ? Réflexions sur la thalassocratie, Olivier Chaline, p.66

Élargir le concept de Méditerranée : illusion comparatiste ou démarche prometteuse ?, Colomban Lebas, p.72

Le musée maritime, p.80

J’ai habité la mer…, Michel Serres, p.80

La mer, école de formation, Thierry Hocquet, p. 82

La mer, brève histoire d’une topique musicale, Martin Guerpin, p.85

Peindre la mer ? Nadeije Laneyrie-Dagen, p.93

La peinture marine et son imaginaire, Alain Mérot, p.104

Rivages naturalistes. Le rôle de la mer dans La Joie de vivre d’Émile Zola, Tancrède Lahary, p.109

L’art, la science et le territoire, Cédric Crémière, p.116

L’aventure de la voile, p.121

Marins sur les grands voiliers cap-horniers marchands, Yvonnick et Brigitte Le Coat, p.121

Les voiliers ont bien changé !, Marc Rabaud, p.130

All around the Atlantic, Antoine Bagnaro, Arthur Forey et Antoine Julia, p.139

Quel avenir pour la mer ?, p.145

La mer comme horizon de la diplomatie, Emmanuel Cocher, p.145

Demain, la mer, Emmanuel Desclèves, p.151

Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation, Tristan Lecoq, p.158

De la Terre à la mer, une démarche vertueuse pour l’avenir de la planète, Jean Dufourcq, p.169

Sept regards sur la mer, Pierre Célestin Sabatier, p.174


CARRIÈRES ET VIE DES CLUBS

De la biologie à la philosophie : parcours d’un naturaliste, p.183

Le Club des normaliens dans l’entreprise, p.188

Le Cercle Normale Sup’ Marine : la Semaine de la mer, p.189

Le nouveau site de l’a-Ulm, p.193

LES NORMALIENS PUBLIENT

Jean-Thomas Nordmann, p.197

Wladimir Mercouroff, p.210

Lucie Marignac, p.216

ULMI & ORBI

Les alumni de PSL, p.225

À propos du Megatherium…, p.225

Disharmonies, p.227

L’École côté cour, p.229

Courrier des lecteurs, p.231

Remerciements, p.237


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