Claire Dupas-Haeberlin

Cette rubrique reflète la diversité de pensée des normaliens. L’a-Ulm ne cautionne en aucun cas les opinions émises par les interviewés.

Claire DUPAS-HAEBERLIN (1965 S) est physicienne. Elle a dirigé l'Institut d'électronique fondamentale de l'Université Paris Sud de 1994 à 2000 et l'Ecole normale supérieure de Cachan de 2000 à 2009.


Propos recueillis par Jean-Paul Hermann

Jean-Paul Hermann: Votre carrière est assez typiquement celle d’une enseignante-chercheuse, avec deux points forts: vous avez dirigé le Laboratoire IEF (Institut d’Électronique Fondamentale à Orsay) de 1994 à 2000 et ensuite l’ENS Cachan de 2000 à 2009. Question : Quels sont les points positifs et les difficultés du travail de direction dans ces deux cas ?

Claire Dupas-Haeberlin: Le travail de direction d’un important laboratoire de l’Université et du CNRS est fondamentalement différent de celui d’un grand établissement d’enseignement supérieur et de recherche. Dans le premier cas, l’aspect scientifique prime : il faut comprendre les problématiques scientifiques de toutes les équipes du laboratoire, ce qui n’est pas aisé dans le cas d’un laboratoire multidisciplinaire de 200 personnes comme l’IEF, allant des nanosciences et nanotechnologies à la modélisation de composants électroniques et de systèmes complexes. Il faut en effet définir la politique scientifique du laboratoire, arbitrer les demandes de moyens des différentes équipes, en essayant de parvenir à un consensus global, et proposer des axes scientifiques inter équipes de façon à assurer la cohésion de l’ensemble. Il est important de garder soi-même une activité de recherche au sein du laboratoire, ce qui est possible si l’on fait partie d’un groupe de recherche actif et bien structuré, et si l’on peut encadrer un doctorant, surtout lorsque l’on est, comme moi, une expérimentatrice. Les tâches administratives sont nombreuses et lourdes, depuis la gestion des personnels du laboratoire, des contrats, jusqu’aux aspects réglementaires, budgétaires et financiers. Les relations extérieures au laboratoire se font en premier lieu avec l’Université et le CNRS, les tutelles du laboratoire, mais aussi avec les autres laboratoires travaillant dans les mêmes champs scientifiques au plan national. Dans le cas de la direction d’un établissement d’enseignement supérieur et de recherche, comme l’ENS Cachan, on passe à une toute autre échelle de responsabilités et le champ d’action et de relations extérieures s’élargit considérablement. Il faut en effet définir et conduire les politiques de formation initiale, pour les normalien-ne-s et les étudiant-e-s extérieur-e-s, ainsi que de formation continue, travailler avec les directeurs des laboratoires à développer et à positionner la recherche de l’établissement au plan national et international, conduire une politique internationale d’établissement, planifier la construction et la rénovation de bâtiments, assurer l’équilibre budgétaire par la recherche de subventions, etc. Et cela, dans le cas de l’ENS Cachan, sur deux campus, celui de Cachan et celui de l’Antenne de Bretagne, devenue enfin, début 2014, la quatrième ENS française. Les partenaires sont multiples : établissements français et étrangers, organismes de recherche (CNRS, INSERM, INRIA, etc.), administrations (ministères, rectorats, etc..). La tâche est multiforme et la charge de travail très importante. Pour s’y épanouir en dépit des contraintes, il faut aimer tout particulièrement la définition et la conduite opérationnelle de projets, ce qui était mon cas.Pour la direction d’un établissement prestigieux comme l’ENS Cachan, les candidatures étaient de haut niveau lorsque j’ai postulé en 2000, puisque l’un des autres candidats a finalement été retenu à la Direction de l’ENS Paris, un autre a été par la suite Directeur d’un Département scientifique du CNRS, un troisième Conseiller scientifique d’une ambassade puis Recteur.

Jean-Paul Hermann: Quand sur Google, on tape « ENS Cachan débouchés », on tombe sur le site de l’École qui mentionne bien que les débouchés principaux sont l’enseignement (secondaire et supérieur) et la recherche, mais ne passe pas sous silence les carrières administratives et industrielles. Question : les carrières dansl’industrie sont-elles tolérées, admises ou encouragées par la hiérarchie ?

Claire Dupas-Haeberlin: Les carrières dans l’industrie des normalien-ne-s de Cachan ne peuvent qu’être encouragées par l’École. En effet, les missions de l’ENS Cachan sont définies dans le décret statutaire du 15 janvier 2011, qui reprend sur ce point les termes du décret antérieur de 1987. Il y est dit entre autres : "L'école prépare, par une formation scientifique et culturelle de haut niveau, des élèves se destinant à la recherche scientifique fondamentale ou appliquée, à l'enseignement universitaire et dans les classes préparatoires aux grandes écoles ainsi qu'à l'enseignement secondaire et, plus généralement, au service des administrations de l'État et des collectivités territoriales, de leurs établissements publics ou des entreprises ». Et plus loin : « Elle (l’École) promeut la création et le soutien de jeunes entreprises innovantes ». La préparation à des carrières industrielles fait donc intégralement partie des missions de l’École, et c’est une très bonne chose. Nous savons en effet que, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des autres grands pays développés, nos entreprises manquent de docteurs formés par la recherche, en particulier au niveau des postes élevés de leur hiérarchie et de leur Direction, ce qui ne peut que jouer de façon négative sur leurs capacités d’innovation et sur leur compétitivité. Cela est dû, chacun le sait, au niveau de la formation de ces élites, à la dichotomie Grandes Écoles - Universités qui n’existe que dans notre pays. Or les ENS se situent à l’intersection de ces deux systèmes encore trop disjoints. Elles peuvent rassurer les entreprises en formant de jeunes scientifiques dûment sélectionnés et ayant reçu une formation de haut niveau, pluridisciplinaire et ouverte. Cela est d’autant plus aisé pour l’ENS Cachan qui, toujours suivant le décret, « exerce ses missions principalement dans les disciplines scientifiques, technologiques, de gestion et des sciences sociales ». Je rappellerai d’ailleurs l’exemple d’ancien-ne-s élèves de l’École ayant réussi au plus haut niveau dans les deux types de carrière, la recherche publique avec Geneviève Berger, qui fut Directrice générale du CNRS, et l’entreprise, avec Bernard Charlès, PDG de Dassault Systèmes.

Jean-Paul Hermann: Pensez-vous que la Direction d’une ENS, Cachan ou autre, se doit d’influencer les carrières des élèves, de l’une ou l’autre de multiples façons ?

Claire Dupas-Haeberlin: La Direction d’une ENS n’a pas pour but « d’influencer » les élèves dans le choix de leurs carrières futures, mais de leur présenter l’ensemble des possibilités qui s’offrent à eux, et surtout de rendre possible, par une formation exigeante et adaptée, une orientation qui corresponde à leurs souhaits, à leurs compétences et à leur potentiel. Certes, aujourd’hui, la plus grande partie des élèves se dirige, au moins en début de carrière, vers l’enseignement supérieur et les organismes de recherche. Mais la création, que j’ai impulsée à l’École, d’Instituts pluridisciplinaires regroupant plusieurs laboratoires et permettant de proposer une réponse globale aux questions complexes posées aujourd’hui par les entreprises va certainement modifier les choses au cours des années. On peut attendre aussi une meilleure connaissance par les élèves des besoins en compétences scientifiques, technologiques et de gestion des grandes entreprises et des PME innovantes lorsque l’ENS sera intégrée, dans quelques années, au grand pôle Paris-Saclay dont elle est l’un des membres fondateurs.